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Regards sur les arts primitifs
NICOLAS JOURNET

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Comment percevoir les arts primitifs ? Un colloque analyse les points de vue opposés des esthètes - l'objet est beau - et des anthropologues - l'objet est révélateur de la culture.

Un peu cachés par un intitulé exagérément neutre (« Art et anthropologie : perspectives »), les propos du colloque international qui s'est tenu au siège du CNRS parisien du 6 au 8 novembre 2002 ne pouvaient que tinter aux oreilles des responsables du futur musée du quai Branly, consacré aux Arts et Civilisations. Ce grand projet, que l'on peut dire présidentiel, a en effet soulevé ces dernières années quelques tempêtes dans le milieu de l'anthropologie, avant d'être - de bon ou mauvais gré - accepté par la communauté scientifique. A l'origine de cette querelle : le démantèlement du musée de l'Homme, établissement scientifique, au profit d'une autre structure, plus soucieuse de mettre en valeur les arts dits primitifs (ou « premiers », en langue châtiée). Quelle différence ? Soit une collection de magnifiques pagnes trobriandais, ouvragés et empourprés avec goût. On n'en fera pas la même exhibition selon qu'on y voit un objet rituel offert lors d'une cérémonie mortuaire, un « échantillon de culture », un exemple de technologie mélanésienne... ou une parure puissamment décorative, un « bel objet ».

Conflit de registres
Cette tension est bien illustrée par le propos de Nathalie Heinich : entre « esthètes » et « anthropologues », il y a conflit de registres. Les premiers valorisent la « pièce unique » pour sa beauté, les seconds pour sa « fonction exemplaire » et tout ce qui va autour (« la culture »). Les modes d'exposition qui en découlent seront donc à l'opposé l'un de l'autre : sélection et dépouillement maximal dans un cas, exhaustivité et enrichissement documentaire dans l'autre. Cette façon de poser le problème contribue sans doute à son éclaircissement, mais pas à son dépassement. L'intérêt de l'anthropologie est d'étudier non pas tant des objets que des activités humaines. Le terme art désigne une classe d'objets, mais aussi une activité, dont la définition pose problème dès que le regard se jette sur d'autres cultures que la nôtre.

Peut-on dès lors faire une « anthropologie comparée » de l'art ? Telle était l'interrogation principale de ce colloque, à laquelle plusieurs contributions ont tenté d'apporter un début de réponse. Ainsi, il est courant d'entendre dire que l'art primitif est un art sans artistes, parce que ceux qui le produisent ne signent pas leurs oeuvres, ne prétendent pas à ce statut et ne développent aucune intention esthétique. Seul le regard du collectionneur ou du galeriste occidental produirait l'art primitif. Mais, à suivre Nelson Graeburn comme Adrienne Kaeppler, cette vue « artificialiste » relèverait d'une certaine myopie : chez les artistes inuits du Canada, le jugement des pairs sur l'expressivité et l'exécution des objets joue un rôle important, tandis que chez ceux de l'île Tonga, les arts visuels sont bel et bien soumis à des jugements esthétiques nourris de l'éloquence traditionnelle. La production d'art primitif n'est pas aveugle, ni seulement « de commande » : elle peut renvoyer, comme le fait la statuaire ouest-africaine, à des conventions de représentation qui constituent une esthétique, que l'on retrouve dans la photo de studio par exemple, comme l'a montré Michèle Coquet. Pour autant, il est établi que la pureté des traditions n'est qu'un mythe, facilement démontable par des exemples, dont celui, développé par Martial Chazallon, de la « tradition » picturale ndebélé d'Afrique du Sud, créée vers 1930 par une seule famille, puis popularisée par des architectes venus de la ville.

Cela illustre bien ce qu'un participant appellera « l'instabilité des points de vue sur les arts hybrides ». Les arts primitifs sont lourdement marqués par le regard qu'ont porté sur eux les peintres modernistes du début de ce siècle : intérêt pour la forme plutôt que pour le sens, goût de la pièce unique, rejet du décoratif. Mais d'autres jugements ont pu être portés sur eux à d'autres époques, comme le montre le Nord-Ouest américain où, selon Marie Mauzé, les observateurs de la fin du xviiie siècle s'obstinaient à trouver des hiéroglyphes plutôt qu'une iconographie mythique et décorative, telle qu'on l'apprécie aujourd'hui.

Ainsi conçus, les rapports entre art et anthropologie échappent un peu à l'affrontement des valeurs posé par N. Heinich. Développer une anthropologie de l'art implique de prendre au sérieux la dimension du jugement esthétique porté sur les objets, sans lequel il n'est pas d'art. Mais, au bout du compte, c'est tout de même l'anthropologie qui l'emporte, car le beau lui-même, aux yeux du sociologue, n'est que le produit d'une époque, d'une culture, d'un groupe d'acteurs. Aussi, lorsque Brigitte Derlon et Monique Jeudy-Ballini, rendant compte d'une enquête auprès de collectionneurs d'art primitif, décrivent ces derniers comme des militants de l'émotion, confits en dévotion devant l'objet rare, volontiers tentés par l'occultation délibérée de leur contexte d'origine (« le savoir parasite les affects ») - bref, de fins esthètes au bord du fétichisme -, un léger malaise s'installe. En effet, cette description, contestée d'ailleurs par d'autres participants, ne peut être considérée comme bénigne. Car elle dépouille la passion pour l'art primitif de toute disposition à reconnaître les intentions et le désir des peuples qui l'ont produit, et désigne les collectionneurs comme les prélats égocentriques d'une religion moderne et prospère, tenants d'une conception dépassée des arts primitifs.


REFERENCES

« Art et anthropologie : perspectives », colloque international organisé par le GDR 2156 du CNRS, du 6 au 8 novembre 2002, 3, rue Michel-Ange, 75016 Paris.



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