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Les statues meurent aussi


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Les Statues meurent aussi est un documentaire-court métrage français réalisé par Chris Marker, Alain Resnais et Ghislain Cloquet sorti en 1953. Conseiller artistique : Charles Ratton.

Il fut commandité par la revue panafricaine Présence africaine. Partant de la question « Pourquoi l’art nègre se trouve-t-il au musée de l’Homme alors que l’art grec ou égyptien se trouve au Louvre ? », les deux réalisateurs dénoncent le manque de considération pour l'art africain dans un contexte de colonisation. Le film est censuré en France pendant huit ans en raison de son point de vue anti-colonialiste.

« Quand les hommes sont morts, ils entrent dans l'histoire. Quand les statues sont mortes, elles entrent dans l'art. Cette botanique de la mort, c'est ce que nous appelons la culture.

C’est que le peuple des statues est mortel. Un jour, nos visages de pierre se décomposent à leur tour. Une civilisation laisse derrière elle ces traces mutilées comme les cailloux du Petit Poucet, mais l’histoire a tout mangé. Un objet est mort quand le regard vivant qui se posait sur lui a disparu, et quand nous aurons disparu nos objets iront là où nous envoyons ceux des Nègres : au musée.

L’art nègre. Nous le regardons comme s’il trouvait sa raison d’être dans le plaisir qu’il nous donne. Les intentions du nègre qui le créé, les émotions du nègre qui le regarde, cela nous échappe. Parce qu’elles sont écrites dans le bois, nous prenons leurs pensées pour des statues, et nous trouvons du pittoresque là où un membre de la communauté noire voit le visage d’une culture.

C’est son sourire de Reims qu’elle regarde, c’est le signe d’une unité perdue où l’art était le garant d’un accord entre l’homme et le monde. C’est le signe de cette gravité que lui lègue, au-delà des métissages et des bateaux d’esclaves, cette vieille terre des ancêtres : l’Afrique.

Voici le premier partage de la Terre. Voici le fœtus du monde. Voici l’Afrique du XIe siècle. Du XIIe. Du XVe. Du XVIIe. D’âge en âge, tandis que sa forme se dégageait lentement, l’Afrique était déjà la terre des énigmes. Le noir était déjà la couleur du péché. Les récits des voyageurs parlaient de monstres, de flammes, d’apparitions diaboliques. Déjà le Blanc projetait sur le Noir ses propres démons pour se purifier. Et pourtant, lorsqu’ au-delà des déserts et des forêts, il croyait aborder au royaume de Satan, le voyageur découvrait des nations, des palais.

Quelle musique berçait cette petite princesse, cette petite orange mûrie dans les caves du Bénin ? Quel culte présidait cette petite république de la nuit ? Nous n’en savons rien. Ces grands empires sont les royaumes les plus morts de l’Histoire. Contemporains de Saint Louis, de Jeanne d’Arc, ils nous sont plus inconnus que Sumer et Babylone. Au siècle dernier, les flammes des conquérants ont fait de tout ce passé une énigme absolue. Noir sur noir, combat de nègres dans la nuit des temps, le naufrage nous a laissé seulement ces belles épaves striées que nous interrogeons.

Mais si leur histoire est une énigme, leurs formes ne nous sont pas étrangères. Après les frises, les monstres, les Atrides casqués du Bénin, tous les vêtements de la Grèce sur un peuple d’insectes, voici ces Apollons d’Ifé qui nous tiennent eux aussi un langage familier. Et c’est à juste titre que le Noir y puise l’orgueil d’une civilisation aussi vieille que la notre. Nos ancêtres se regardaient en face, sans baisser leurs yeux vides. Mais cette fraternité dans la mort ne nous suffit pas, c’est beaucoup plus près de nous que nous allons trouver le véritable art nègre, celui qui nous déconcerte.

L’énigme, elle commence maintenant, ici, avec cet art pauvre, cet art du bois dur, avec ce plat à divination par exemple. Il ne nous sert pas à grand-chose de l’appeler objet religieux dans un monde où tout est religion, ni objet d’art dans un monde où tout est art. L’art, ici, commence à la cuillère et finit à la statue. Et c’est le même art. Nous connaissons un art où l’ornement d’un objet utile, comme l’appuie-tête, et la beauté inutile de la statue, appartiennent à deux ordres différents. Ici, cette différence tombe quand nous regardons de près. Un calice n’est pas un objet d’art, c’est un objet de culte. Cette coupe de bois est un calice. Tout ici est culte du monde.

Quand il fait reposer le siège sur des pieds d’homme, le Noir crée une nature à son image. Dès lors, tout objet est sacré, parce que toute création est sacrée. Elle rappelle la création du monde et la continue. L’activité la plus humble concours à l’ensemble d’un monde où tout est bien, où l’homme affirme son règne sur les choses, en leur imprimant sa marque et quelques fois son visage. Formes animales, comme sur cette bobine de tissage, formes végétales, comme sur ces boîtes à fard, toute la création défile sous les doigts de l’artiste noir. Dieu lui a montré le chemin, il imite Dieu et c’est ainsi qu’à son tour il invente l’Homme.

Gardiens de tombeaux, sentinelles des morts, chiens de garde de l’invisible, ces statues d’ancêtres ne forment qu’un cimetière. Nous mettons de biens sur nos morts pour les empêcher de sortir. Le Nègre les conserve près de lui pour les honorer et profiter de leur puissance, dans un panier rempli de leurs ossements. C’est des morts que procèdent toute sagesse et toute sécurité. Ils sont les racines du vivant. Et leur visage éternel prend parfois forme de racine.

Ces racines fleurissent. La beauté involontaire des animaux et des plantes éclairent un visage de jeune fille, et nous pouvons bien prendre sa lumière pour un sourire, où même son huile pour une larme, et nous émouvoir, à condition de bien savoir que ces images nous ignorent, qu’elles sont d’un autre monde, que nous n’avons rien à faire dans ces conciliabules d’ancêtres qui ne sont pas les nôtres. Nous voulons y voir de la souffrance, de la sérénité, de l’humour, quand nous n’en savons rien. Colonisateurs du monde, nous voulons que tout nous parle, les bêtes, les morts, les statues, et ces statues-là sont muettes. Elles ont des bouches et ne parlent pas, elles sont des yeux et ne nous voient pas. Et ce ne sont pas des idoles, plutôt des jouets, des jouets sérieux, mais qui ne valent que par ce qu’ils représentent. Il y a entre moins d’idolâtrie de dans nos statues de saints, personne n’adore ces poupées sévères. La statue nègre n’est pas le dieu, elle est la prière. Prière pour la maternité, pour la fécondité des femmes, pour la beauté des enfants, elle peut être couverte d’ornements qui ont la valeur des enluminures, elle peut être aussi frustre, comme cette boule de terre qui protège la moisson, ou encore lier la terre à la mort, par la forme et par la matière.

Ce monde est celui de la rigueur, chaque chose y a sa place. Ces têtes n’ont pas à être effrayantes, elles ont à être justes, mais regardez bien leurs cicatrices, ce champ magnétique où viennent se prendre toutes les formes du ciel et de la terre. L’objet n’en a pas besoin pour exister et servir, ce débordement de création, qui dépose ses signes comme des coquillages sur la paroi lisse de la statue, c’est un débordement d’imagination, c’est la liberté : roue du soleil, nœud de la fleur, courbe de l’eau, fourche des arbres s’y déploient l’un après l’autre, des techniques se mélangent, le bois imite subtilement le tissu, le tissu prend ses motifs à la terre, on s’aperçoit que cette création n’a pas de limites, que tout communique , et que de ces planètes à ces atomes, ce monde de la rigueur referme à son tour le monde de la beauté.

Un dieu a fait ces gestes, le dieu qui a tissé cette chair lui a enseigné à son tour à tisser la toile, et son geste à chaque seconde renvoie au tissage du monde, et le monde est la toile des dieux où ils ont pris l’Homme. Essayez de distinguer ici ce qui est la terre et ce qui est la toile, ce qui est la peau noire et ce qui est la terre vue d’avion, ce qui est l’écorce de l’arbre et celle de la statue. Ici l’Homme n’est jamais séparé du monde, la même force y nourri toutes les fibres, ces fibres parmi lesquelles le premier homme sacrilège, en soulevant les jupes de la terre, découvrit la mort.

Masques de bêtes, masques d’hommes, masques participant de l’un et de l’autre, masques-maisons, masques-visages, Pierrot des fleuves, Arlequin de la forêt, ces masques luttent contre la mort. Ils dévoilent ce qu’elle veut cacher. Car la familiarité des morts mène à apprivoiser la mort, à la gouverner par le moyen des envoûtements, à la transmettre, à la charmer par la magie des coquillages. Et le sorcier capture dans on miroir les images de ce pays de la mort, où l’on va en perdant la mémoire. Mais, victorieuse du corps, la mort ne peut rien contre la force vitale éparse en chaque être et qui compose son double. Pendant la vie, ce double prend parfois la forme de l’ombre, ou du reflet dans l’eau et plus d’un homme s’est noyé pour avoir été tiré par là. Mais la mort n’est pas seulement quelque chose qu’on subit c’est aussi quelque chose qu’on donne.

Voici la mort d’un animal. Où est passée la force qui habitait cette main ? Elle est libre maintenant, elle rôde, elle va tourmenter les vivants jusqu’à ce qu’on la recueille dans son ancienne apparence. C’est à elle que s’adresse le sang du sacrifice et c’est elle que l’on fixe dans ces métamorphoses légendaires pour l’apaiser, jusqu’à en faire ces visages victorieux qui répare le tissu du monde.

Et puis ils meurent à leur tour. Classés, étiquetés, conservés dans la glace des vitrines et des collections, ils entrent dans l’histoire de l’art, paradis des formes, où s’établissent les plus mystérieuses parentés. Nous reconnaissons la Grèce dans une tête africaine vieille de 2000 ans. Le Japon dans un masque de l’Ogoué. Et encore l’Inde, des idoles sumériennes, le Christ roman, ou notre art moderne.

Mais en même temps qu’il gagne ses titres de gloire, l’art nègre devient une langue morte, et ce qui naît sur ses pas c’est le jargon de la décadence. A l’exigence religieuse succèdent les exigences commerciales, et puisque le Blanc est acheteur, puisque la demande excède l’offre puisqu’il faut aller vite, l’art nègre devient l’artisanat indigène. On fabrique par milliers ces répliques de plus en plus dégradées des belles figures inventées par la culture africaine. Ici l’outillage vulgarise, la technique appauvrit, au pays où toutes les formes signifiées, où la grâce d’une courbe était une déclaration d’amour au monde, s’acclimate un art de bazar. Ces bijoux en toc, que les explorateurs offraient aux sauvages pour les amadouer, voici que le nègre nous les rend. A la beauté particulière de l’art nègre se substitue une laideur générale. Un art où les objets deviennent des bibelots, un art cosmopolite, un art du vase à fleurs, du presse-papiers, et du porte-plume souvenir où l’on voit en transparence la tour de Babel. Un art du portrait aussi, incapable désormais d’exprimer l’essentiel, le sculpteur se rattrape sur la ressemblance, nous lui avons appris à ne pas sculpter plus loin que le bout de son nez. Mais ce que nous faisons disparaître de l’Afrique ne compte guère pour nous plus que ce que nous y faisons apparaître.

C’est que nous sommes les martiens de l’Afrique. Nous débarquons de notre planète avec nos façons de voir, avec notre magie blanche et avec nos machines. Nous guérissons le Noir de ses maladies c’est certain, il attrape les nôtres, c’est certain aussi. Qu’il perde ou qu’il gagne au change, son art en tout cas n’y survit pas. La magie destinée à le protéger lorsqu’il mourrait pour son compte est sans pouvoir lorsqu’il meurt pour le notre. Entre le paradis chrétien et l’immortalité laïque, le culte des ancêtres s’évapore.  Le monument aux morts remplace la statue funéraire. Tout ceci dominé par le Blanc, qui voit les choses de sa hauteur et s’élève au dessus des contradictions de la réalité. De cette hauteur l’Afrique apparaît ordonnée, recouverte déjà de villages modèles, pleine de ces igloos de béton comme des globules blancs de la civilisation. De cette hauteur, l’Afrique est un merveilleux laboratoire où se pré-fabriquent patiemment le type du bon Nègre rêvé par le bon Blanc.

Alors tout cet appareil de protection qui donnait son sens et sa forme à l’art nègre se désagrège et disparaît. C’est le Blanc qui prétend assurer le rôle des ancêtres, la véritable statue de protection, d’exorcisme et de fécondité, désormais c’est sa silhouette. Tout se ligue contre l’art nègre. Prise dans une pince entre l’Islam ennemi des images, et la chrétienté brûleuse d’idoles, la culture africaine s’effondre. Pour la renouveler, l’Eglise tente un métissage : l’art négro-chrétien. Mais chacune des deux influences détruit l’autre. Et ce mariage manqué fait perdre au catholicisme en Afrique, sa luxuriance, son éclat, tout ce côté nègre justement, à quoi on le reconnaît en Europe.

Les pouvoirs temporels pratiquent la même austérité, tout ce qui était prétexte à œuvre d’art est remplacé, qu’il s’agisse de l’habillement, du geste symbolique, du gri-gri, ou des palabres. On dit « oui oui oui », quelque fois on dit « non ». Cela c’est l’artiste noir qui le dit. Alors une nouvelle forme d’art apparaît : l’art de combat. Art de transition pour une période de transition. Art du présent, entre une grandeur perdue et une autre à conquérir. Art du provisoire, dont l’ambition n’est pas de durer mais de témoigner. Ici le problème du sujet ne se pose pas.

Le sujet c’est cette terre naturellement ingrate, ce climat naturellement éprouvant et là dedans le travail, à une échelle démesurée, le rythme de l’usine affrontant celui de la nature, Ford chez Tarzan. Le sujet c’est cet homme noir mutilé de sa culture et sans contact avec la nôtre. Son travail n’a plus de prolongement spirituel ni social, il n’ouvre sur rien, il ne mène à rien, il a un salaire dérisoire. Dans ces pays du don et de l’échange, nous avons fait pénétrer l’argent. On achète son travail au Noir et on dégrade son travail, on achète son art et on dégrade son art, la danse religieuse devient un spectacle, on paie le nègre pour nous donner la comédie de sa joie et de sa ferveur. Et ainsi, à côté du nègre-esclave, apparaît une seconde figure : le nègre-guignol. Sa force nous sert, son adresse nous amuse, accessoirement elle nous sert aussi. Les nations dotées de traditions racistes trouvent tout naturel de confier à des hommes de couleur le soin de leur gloire olympique. Mais un Noir en mouvement, c’est encore de l’art nègre, et dans le sport, le Noir peut trouver, en attendant mieux, un bon terrain pour mystifier l’orgueil du Blanc.

Le Blanc ne comprend pas toujours la plaisanterie. Il lui arrive de crier « Pouce » quand les choses tournent mal. Qu’un boxeur nègre se permette de corriger un Blanc dans un pays marqué par le racisme hitlérien, on lui démontre à coups d’insultes, de menaces et de projectiles qu’il ferait mieux de rester à sa place. Quand ce n’est plus pour jouer, quand le Noir par exemple se mêle aux luttes du travail, c’est à coups de fusil et de matraque que s’opère la démonstration. Ce climat de brimades et de menaces conduit l’artiste nègre à une nouvelle métamorphose, et sur le ring ou dans son orchestre, son rôle consiste à rendre les coups que reçoit son frère dans la rue.

Nous voici loin des apparences de l’art nègre. Art de communion, art d’invention qu’a-t-il de commun avec ce monde de la solitude et de la machine ? L’homme qui imprimait sa marque sur les choses accompli maintenant des gestes vides. Car c’est du fond de cette solitude qu’il va se créer une nouvelle communauté. L’art nègre était l’instrument d’une volonté de saisir le monde, c’est la même volonté qui survit ici sous d’autres formes. Regardez bien cette technique qui affranchi l’homme de la magie. Elle présente parfois avec elle une étrange parenté de gestes. C’est toujours contre la mort qu’on se bat. La science comme la magie admet la nécessité du sacrifice de l’animal, la vertu du sang, la fixation des forces mauvaises. Le sorcier capture toujours des images et la mort est toujours un pays où l’on va en perdant la mémoire.

Non, nous n’en sommes pas quittes en enfermant un Noir dans sa célébrité, et rien ne nous empêcherait d’être ensemble les héritiers de deux passés si cette égalité se retrouvait dans le présent. Du moins est-elle préfigurée par la seule égalité qu’on ne dispute à personne, celle de la répression. Car il n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la nôtre. Les visages de l’art nègre sont tombés du même visage humain, comme la peau du serpent. Au-delà de leurs formes mortes, nous reconnaissons cette promesse commune à toutes les grandes cultures d’un homme victorieux du monde. Et blanc ou noir, notre avenir est fait de cette promesse. »

(Paris) - L’extraordinaire documentaire Les statues meurent aussi, réalisé en 1953 par Alain Resnais et Chris Marker (prix Jean Vigo 1954), défendait la thèse d’une liquidation de l’art africain par le colonialisme, expliquait une mise à nu des mécanismes d’oppression et d’acculturation, le développement d’un art de bazar parce que le Blanc est acheteur, montrait qu’il n’y a pas de rupture entre la civilisation africaine et la civilisation occidentale.
Il faut voir et revoir ces vingt-neuf minutes magnifiques, poétiques et si lucides pour l’époque et encore maintenant… et écouter le texte de Chris Marker, dit par Jean Négroni.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Cinquante ans après les premières indépendances, ces statues nous parlent-elles encore ? Quelle place le Noir a-t-il conquis ? Quelle place le Blanc lui a-t-il laissé ? Où en sommes-nous, toutes et tous, de ce métissage ? Qu’en est-il de cette “nouvelle communauté” qu’évoquent Alain Resnais et Chris Marker à la fin de leur documentaire ?

 

 

 



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