FORCE ET MESURE
Elaborer une esthétique de l'Afrique noire apparaît comme une entreprise hasardeuse à bien des égards. Est-il légitime d'isoler ces objets, qu'aujourd'hui nous qualifions d'œuvres d'art, du cadre général de leurs relations et de leurs contraintes culturelles ? Peut-on les soumettre à un critère qui n'a jamais existé dans la pensée de leurs créateurs ? Et peut-on, enfin, voir dans cet art - si l'on s' en tient à ce terme - un phénomène uniforme, malgré la grande variété de styles tant régionaux que locaux que nous offre cet énorme continent, à la suite de longues évolutions historiques souvent mal connues ? Enfin, n'oublions pas que cette approche exclut de vastes régions, notamment l' Afrique blanche, c' est à dire la zone méditerranéenne avec son histoire millénaire ; l'Afrique orientale et méridionale dont les peuples de pasteurs ont donné naissance à des cultures pratiquement sans images ; et enfin ces sociétés de chasseurs, qui, encore à notre époque, n'ont pas dépassé le stade d'évolution de la préhistoire et dont les peintures rupestres constituent le principal témoignage d'une production artistique qui apparaît en divers points du continent. De même, il nous faut exclure de notre contribution à une esthétique de l'art d'Afrique noire les anciennes sociétés féodales, notamment le Bénin. Notre réflexion se borne donc aux vastes régions paysannes, véritable berceau de la sculpture sur bois.
Il y a là un art traditionnel dont nous ne connaissons que des exemples relativement récents: ils ne datent que de la fin du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. En effet, les voyageurs qui, avant cette période, ont parcouru l' Afrique n'ont généralement guère témoigné d'intérêt à ces objets, surtout du point de vue esthétique. Les quelques pièces ramenées en Europe n'ont été collectées qu'à titre de curiosités exotiques.
D'autre part, les conditions climatiques, les termites et autres insectes, sans oublier le rôle joué par les missionnaires chrétiens et certains cultes africains apparus çà et là, ont limité la durée d' existence de ces sculptures en bois. Enfin, si nous négligeons tout ce qui a été exécuté dans d'autres matériaux comme le métal, l'ivoire, les fibres végétales, l'argile et la poterie, c'est autant pour ne pas surcharger notre propos que pour rendre compte du fait que la principale forme d'art traditionnel des cultivateurs africains reste la sculpture sur bois.
Pour être contestable, la démarche qui consiste à dissocier un art du contexte socioculturel qui le détermine n' en est pas moins fondée. Le fait que les objets d'art africain représentent le plus souvent des outils rituels tant aux yeux de leurs créateurs qu'aux yeux de leurs utilisateurs a encouragé les ethnologues à les collecter et à les étudier depuis toujours comme des objets fonctionnels parmi d'autres. Les musées ethnographiques n'ont donc pas accordé à l'art une place particulière. Ce n'est que graduellement qu'un changement s'est fait sentir, longtemps après que la reconnaissance de la spécificité de cet art lui eut valu un traitement privilégié par rapport au reste du matériel ethnographique (selon un procédé souvent contesté, d'ailleurs à juste titre, par l'ethnologie). Cependant, notre besoin " vital ", que justifie l'histoire, de concevoir et d'exposer l'art " primitif " comme un fait esthétique de première grandeur a fini par l'emporter sur toutes les réticences de la science, légitimes mais néanmoins dépassées de nos jours.
N'avons-nous d'ailleurs pas agi de même à l'égard de l'art de toutes les autres civilisations ? Qui contesterait à une sculpture égyptienne, indienne, grecque antique ou médiévale, le droit d'être présentée en dehors de son contexte culturel propre, dans un environnement entièrement consacré à l'a- art ? Chacune des ces époques historiques a favorisé une création artistique qui correspondait, elle aussi, à des conditions culturelles spécifiques, voire à des finalités concrètes liées à la religion et au pouvoir.
L'objet qualifié d' œuvre d'art se trouve privé de sa raison d'être. C'est cette même attitude que nous avons adoptée vis-à-vis de l'art des époques ultérieures. Son installation dans les musées équivaut toujours à un acte d'aliénation et de falsification, dans la mesure où le but poursuivi par l'artiste à travers sa création, qu'il s'agisse d'une expérience intime ou d'une ouverture sur l'extérieur, ne peut jamais se réaliser dans les salles d'exposition des musées: là, ne règne que la " seule " valeur artistique, telle qu'elle est attribuée à l' œuvre en dehors de toute considération. S'il n' en allait pas ainsi, il nous faudrait exposer tout ce qui relève du domaine de l'histoire de l'art dans son contexte historique approprié, et ce souci d'exactitude aurait pour conséquence de transformer les musées d'art en musées d'histoire. Cela ne signifierait rien moins qu'un retour à la pensée du XIXe siècle - une tendance que se fait effectivement quelque peu sentir de nos jours.
Il y a longtemps que nous avons isolé l'art selon un processus dont on peut se demander s'il est irréversible. Cela s'est fait de façon délibérée et sans le moindre scrupule pour autant qu'il s'agisse des périodes durant lesquelles la notion d'art a d'abord pris forme pour s'affirmer ensuite, c'est-à-dire à partir de la Renaissance. On a fait preuve de plus de timidité en ce qui concerne les époques où il n'était pas encore question d'art et où tout ce que nous désignions sous ce terme était encore considéré comme une production artisanale destinée à satisfaire des buts précis. Cela s'applique tout particulièrement aux cultures dites " primitives ". Pouvons-nous nous permettre de considérer comme de l'art une partie de la production artisanale d'Afrique noire en nous référant à une notion que ces sociétés ignorent au point de ne pas avoir de nom pour la désigner ? Il est vrai que l'on a toujours signalé, dans les langues africaines, l'existence de termes pour désigner la beauté, souvent synonymes de " bien " ou de " bon " ; de même, les Africains font preuve d'un sens esthétique indiscutable. Voilà qui va de soi, bien sûr, car comment expliquer autrement l'existence d'une production indéniablement esthétique ? Les parures corporelles ou encore les coiffures, souvent fort élaborées, en sont un bon exemple, qui ne saurait cependant constituer une base de reconnaissance pour l'existence d'une production d' " art ". Il arrive assez fréquemment qu'un sculpteur jouisse d'un prestige considérable et se constitue un cercle de clientèle fort étendu, mais même dans ce cas, il ne voit lui-même dans sa production que des objets d'usage courant, peut-être parfois d'une " qualité exceptionnelle ", mais avant tout dotés de propriétés particulières, donc " particulièrement " efficaces.
Ce n'est que dans notre conception moderne - et plus tardivement d'ailleurs que cela ne s'est fait pour les grandes civilisations anciennes - que l'art de l'Afrique noire a été considéré comme tel. En lui conférant cette qualité, nous l'avons usurpé jusqu'à un certain point, sans le dénaturer cependant, dans la mesure où nous ne lui avons rien ajouté qui ne lui ait été inhérent. Tout au plus lui ôtons-nous un peu de son contenu : les croyances qui s'y attachent, et au moins sa fonction opératoire. Il est certain que nos critères d'appréciation diffèrent de ceux des créateurs. Pour les membres d'une ethnie africaine, la " qualité " d'une statue de culte est d'un ordre autre, même si leur sélection des meilleurs objets recouvre notre propre choix, comme l'ont démontré plusieurs expériences. Pour les Africains, un objet a une signification différente de celle qu'il revêt à nos yeux. Le sentiment esthétique qui se dégage d'une œuvre leur importe moins que son efficacité rituelle.
C'est ce qui ressort avec évidence du fait que l'on puisse abandonner une statue, aussi belle soit-elle, quand elle a rempli sa fonction; en la considérant désormais comme " morte ", l'utilisateur africain indique que la vie qui l'animait auparavant diffère en tout de celle qui rend cette même sculpture précieuse à nos yeux.
Nous avons donc tout naturellement pris l'habitude de dissocier l'art des peuples " primitifs " - tout comme celui d'autres cultures - du contexte qui le détermine, pour le transformer en un " art " susceptible d'être collecté et exposé, que ce soit dans les musées, les expositions ou les publications. Nous apprécions de moins en moins les collections où cette sélection n'a pas été opérée et dans lesquelles la production artistique continue à être confondue avec le reste du matériel ethnographique. Qu'il ne soit pas possible d'opérer une séparation précise entre l'un et l'autre n'a pas beaucoup d'importance. On classera plus volontiers dans le domaine de l'art des objets dans lesquels transparaît une forme anthropomorphe (ou zoomorphe), contrairement à d'autres dont la conception est aussi décorative ( esthétique ?) tout en étant pleinement conscient du fait qu'une telle différenciation, peut-être justifiée dans la pratique, n'a rien à voir avec la pensée africaine. Il s'agit moins de catégories distinctes que de champs d'expérimentation différents.
La découverte de l' "art primitif" : un art de la force
Alors qu'en ce qui concerne les civilisations anciennes la dissociation de l'art de son environnement culturel est une pratique depuis longtemps admise, sans être légitime pour autant, il a fallu une circonstance historique particulière pour qu'il en fût ainsi de l'art dit " primitif ". Cet art devait d'abord être " découvert ". Comme on le sait, cela se produisit au début de notre siècle, après bien des hésitations, et c'est principalement à une jeune génération d'artistes en France et en Allemagne qu'on le doit. Avant eux, jamais personne ne s'était réclamé de la forme et de l'expression d'une façon aussi radicale et aussi exclusive. Et c'était cela, précisément, qu'ils découvraient dans l'art des peuples
" primitifs ", une puissance formelle exceptionnelle, alliée à une force d'expression tout aussi exceptionnelle. Au moment où se manifestait dans l'art européen un nouvel élan vital qui transformait l'aspect extérieur des choses, on devait nécessairement s'intéresser à un art dont la notion de " force " constituait l'axe central.
Cependant, ce serait faire preuve de trop de légèreté que de voir dans cette " force " une caractéristique commune à tous les arts " primitifs " et il faut s'interroger sur la validité de ce point de vue. Y a-t-il quelque chose qui distingue cet art - ou plutôt l'art de l'Afrique noire, pour en rester à notre sujet - de celui de toutes les cultures " supérieures " ? Existe-t-il un critère qui s'applique à l'art de chaque région, de chaque ethnie, de chaque société en Afrique ? Cette question s'impose ici avec autant d'insistance que dans d'autres cas concernant l'histoire de l'art. Si l'on tient compte d'une part de la sédimentation historique des cultures africaines, dont l'image d'ensemble présente des différences considérables sur le plan vertical, et d'autre part de l'incroyable diversité des formes d'expression artistique que l'on rencontre dans les vastes espaces de la " sculpture nègre ", on est vite découragé d'y répondre. Il en est d'autant plus ainsi que l'ethnologie, devant les résultats de ses recherches de plus en plus poussées au cours des dernières décennies, a adopté une attitude de scepticisme à l'égard des généralisations, pour ne laisser subsister qu'une science spécialisée, vérifiée par l' enquête sur le terrain. Faut-il dès lors, devant la multiplicité des phénomènes, renoncer à formuler des généralités et des principes, au risque de ne jamais dépasser le stade de la
spéculation ? N' est-il pas légitime, et même nécessaire, dans ce cas, de dégager les principes caractéristiques d'un art, comme on l'a fait pour celui de la Renaissance européenne, pourtant individualisé à l'extrême, de Giotto au Titien, de Jan van Eyck à Dürer ? Dans ce domaine, les spécialistes n'ont jamais hésité à formuler des généralités. La question d'une identité commune de l'art africain - qui suppose aussi une esthétique commune - se pose d'une manière inéluctable et incontournable, et concerne particulièrement celui dont l'intérêt ne se limite pas à ce seul art mais embrasse celui de toutes les civilisations, depuis Altamira jusqu'à nos jours. L'identité africaine, aussi difficile soit-elle à définir, s'impose à lui avec évidence. S'il en est ainsi, s'il est vrai qu'il y a quelque chose de spécifiquement africain dans l'art de ce continent- ou encore, plus précisément, dans les statues en bois de l'Afrique noire - il doit être possible de la cerner malgré toutes les différences et les différenciations.
La diversité de cet art est grande, c'est certain. Son pluralisme stylistique ne se manifeste pas seulement d'une région ou d'une ethnie à l'autre, mais encore à l'intérieur d'un même groupe social. La large gamme de ses possibilités d'expression comprend aussi bien une stylisation presque géométrique qu'un style que l'on pourrait presque qualifier de naturaliste. Si, dans certaines régions, ces deux tendances stylistiques extrêmes peuvent parfois se chevaucher - comme par exemple dans le Soudan occidental d'un côté, et la Côte d'Ivoire et le Nigeria, relativement proches, de l'autre - elles peuvent aussi coexister de manière stupéfiante, comme on peut le voir en considérant des masques de types tout à fait opposés, comme ceux des Baoulé de Côte d'Ivoire. Il est pratiquement impossible - et on peut le regretter - d'établir une relation entre le contexte géographique et l'une ou l'autre forme artistique (il n'existe pas, par exemple, une tendance plus poussée à l'abstraction en savane, ou plus de naturalisme en forêt tropicale). Trop de faits contredisent cette classification d'une simplicité séduisante. Il suffit de considérer l'art du Soudan occidental et du Zaïre pour constater la coexistence en savane de formes d'art tout à fait opposées - ici le type " géométrique ", là une
" plasticité curviligne ".
La diversité des styles locaux ne reflète pas non plus de façon évidente et immédiate la diversité des formes d'organisation sociale. Par contre, on remarque que chaque fois que l'on considère une région qui a eu un passé féodal, celui-ci se retrouve dans l'activité artistique récente, et cela sous deux formes: soit par une tendance au naturalisme, soit par une tendance à l'abstraction géométrique. On rencontre l'une et l'autre, par exemple, chez les Yoruba du Nigeria, chez qui la résonance de l'ancien art du Bénin est évidente, ou encore chez les Kuba du centre du Zaïre, où l'existence d'un royaume puissant a également favorisé le développement d'un " art de cour ". Enfin, n'oublions pas que l'Afrique a subi de nombreuses influences extérieures, dont celle de l'islam, particulièrement orienté vers l'abstraction. Par contre les différences sociales existant au sein des tribus ou des groupes ethniques se décèlent moins dans le style que dans une certaine " qualité " sculpturale, les pièces " les meilleures " et les plus " significatives " étant détenues par les dignitaires, alors que les villageois devaient se contenter de sculptures moins élaborées. Il arrive que certains types de statues ou de masques soient associés aux différents grades de la hiérarchie de la société. Mais ces pôles stylistiques ne coïncident pas pour autant avec les positions sociales.
Formes et fonctions des formes
Une esthétique de l'art d'Afrique noire doit embrasser ces pôles extrêmes - les tendances au naturalisme et à l'abstraction géométrique - tout en montrant que cet art ne franchit ni le seuil du naturalisme, ni celui de la géométrie. Une telle esthétique doit être conçue à l'intérieur même de ces limites dont le caractère infranchissable ne peut s'expliquer qu'en vertu de la fonction assumée par l'art en Afrique. A quoi sert-il?
Répond-il à des fonctions diverses, ou plutôt à une fonction de base, seule pertinente du point de vue de l'esthétique, qui s'appliquerait à tout l'art africain ou du moins à celui qui fait figure de modèle en Afrique noire, c' est à dire la sculpture des statues et des masques en bois ? De nos jours, on taxe volontiers de romantique l'idée que cet art puisse répondre à des mobiles religieux. Bien sûr, en Afrique, un grand nombre d'outils profanes comportent une composante artistique. Mais il est vraisemblable que, parmi les nombreux objets sculptés figuratifs, il en est où l'aspect religieux a joué un rôle prédominant, du moins à l'origine. Les poupées, par exemple, sont bien plus que des jouets, puisqu' elles sont souvent un gage de fécondité et de fertilité. Beaucoup d'objets sont destinés à exprimer le prestige social et symbolisent donc le pouvoir.
Mais il est difficile d'isoler dans ce cas la notion du sacré, si l'on se rappelle notamment que toute la vie sociale est imprégnée et confortée par les cultes. Par exemple, peut-on se contenter de parler de représentation du pouvoir au sujet de ces statues féminines qui soutiennent les sièges Luba du Sud-Est du Zaïre, où l'on trouve l'empreinte des anciennes traditions aristocratiques ? Le caractère hautement sacralisé du cérémonial qui entoure l'exercice de la souveraineté révèle que ces " caryatides " représentent bien davantage que la " mise en scène " du pouvoir. Il est probable que l'idée de protection joue ici un rôle important. Mais la fonction religieuse n'a pas toujours valeur de règle systématique, surtout dans les cas où l'expression formelle de l'art est marquée par l'influence des grandes civilisations, comme pour l'ancien royaume du Bénin. Il n'en reste pas moins vrai que l'art plastique africain est essentiellement associé à des fonctions religieuses, cultuelles, rituelles et magiques qui se répercutent sur le style.
Les quelques domaines fonctionnels comme le culte des ancêtres, la croyance aux esprits, la sorcellerie et la magie n'épuisent pas l'inventaire de toutes les fonctions existantes. Si chaque objet répond à une tâche définie, celle-ci comporte cependant une zone d'imprécision, car nombre d'objets cultuels sont " multi-fonctionnels ". Parfois une effigie d'ancêtre fait figure de " fétiche ", c' est à dire d'objet d'envoûtement.
De nombreux masques assument des tâches diverses, parfois même d'ordre profane.
Les sculptures d'envoûtement peuvent aussi être protectrices ou maléfiques, apaisantes ou menaçantes, ou les deux à la fois. Mais elles répondent dans chaque cas à une nécessité bien définie. Dans le large système de protection d'ordre socio-religieux que les êtres humains opposent aux dangers qui menacent leur vie, l'art de l'Afrique noire occupe une position importante. Son rôle est de garantir la sécurité vitale par quelque action ou sous quelque forme que ce soit. Comme toute menace, y compris celles de la maladie et de la mort, ne s'explique que par l'intervention de forces surnaturelles, l'art sert en Afrique à conjurer ces dernières ou d'autres forces contraires. Si, devant la variété inépuisable des tâches qu'il assume, on négligeait cette fonction essentielle et qu'on n'en déduise pas certaines indications propres à l'expliquer, on commettrait certainement une erreur. En d'autres termes: un objet d'art, au-delà de ce qu'il représente, a toujours une fonction de conjuration.
Les communautés africaines, au sein desquelles l'activité artistique remplit son office, sont généralement peu étendues. Certes, de grands empires ont existé autrefois, mais même à leur époque, il est probable que le mode de vie de ces communautés locales n'en était guère modifié. Quand, dans la capitale du souverain, la vie de la cour donnait naissance à un art de représentation, celui-ci n'affectait pas les coutumes cultuelles locales et, par conséquent, artistiques, en raison de l'absence d'une politique de centralisation poussée comparable à celle des empires du Proche-Orient. A la base de la vie et de la production artistique, on trouvait des groupes sociaux aux dimensions restreintes, qui se côtoyaient dans l'encadrement léger d'un pouvoir central peu soucieux d'hégémonie. C'est pour cette raison, et aussi parce que l'Afrique est le continent du bois plutôt que de la pierre, qu'on n'y rencontre pas d'art monumental, à part quelques exceptions qui s'expliquent par des facteurs historiques. Parallèlement à l'art " officiel ", aux fonctions hautement représentatives, il y a eu dans les villages une production artistique, mais celle-ci échappe à notre jugement, puisqu'elle ne s'est pas conservée jusqu'à nos jours. Ainsi, à l'immobilisme monumental de l'art du Proche-Orient et de l'Egypte, s'oppose en Afrique une sculpture sur bois mobile, aux dimensions réduites, rarement plus grandes que nature, qui reflète les limites des groupes sociaux et des champs d'activité religieuse.
Divinités et ancêtres
A la mobilité de l'art correspond la mobilité des instances religieuses. Il n'est pas question, en Afrique, de " grandes " religions déistes, à la seule exception des Yoruba du Nigeria où les conceptions religieuses " primitives " ont cependant survécu à l' ombre du système polythéiste. On trouve de nombreuses divinités, mais pas de véritables dieux appartenant à un lointain royaume céleste. Les puissances surnaturelles, toujours proches, se préoccupent sans cesse des êtres humains qu'elles entourent de leur présence tantôt menaçante, tantôt protectrice. Elles existent dans le voisinage immédiat des hommes, dans un arbre, le rocher tout proche, les eaux, dans les mânes des ancêtres et souvent aussi dans les effigies de bois que l'on sculpte pour eux. Chaque membre de l'ethnie, chaque villageois se trouve directement à la portée de ces forces, auxquelles ni les prêtres, ni les sorciers ne peuvent opposer un pouvoir sacerdotal capable d'assurer la protection de l'individu, au cas où ces forces se manifestent. Le caractère immédiat et direct des relations que l'on entretient avec celles-ci, leur quotidienneté et la constance de leur présence apparaissent d'une manière décisive dans l'art qui permet de communiquer avec elles.
En Afrique, le sens de l'art, sa finalité n'est donc pas de représenter l'univers des dieux ni de faire allusion au pouvoir des prêtres - pas plus qu'à celui des chefs temporels. Son rôle est d'assurer la sécurité de la vie de façon immédiate. Une telle exigence suppose que l'art soit efficace dans son essence même: il faut qu'il recèle une parcelle de cette force dont l'univers est imprégné. C'est pourquoi il ne suffit pas de dire qu'une statue donnée représente tel ou tel être surnaturel, comme une sculpture médiévale représente tel ou tel saint. L'efficacité ne saurait dépendre des traits distinctifs qui identifient l'être représenté, ni d'ailleurs des caractérisations générales indiquant l'autorité, la dignité ou la noblesse qu'on voit dans de nombreuses statues. Elle résulte plutôt de la présence, plus ou moins concrètement perçue, de ces forces que l'on attribue aux sculptures. Il en va de même pour les masques et pour ceux qui les portent: eux non plus ne sont pas la simple représentation de tel ou tel être; ils " sont " cet être. Au moment de la danse, ils le personnifient réellement ou, du moins, ils recueillent un peu de son essence: la vitalité qui les anime alors est différente de celle de l'homme caché sous le masque. Peu importe la fonction concrète des masques et des statues: il semble bien que le trait essentiel de la sculpture de l'Afrique noire, celui par lequel elle se distingue fondamentalement ou, si l'on veut, par définition, de l'art des cultures " supérieures ", réside dans la présence et l'efficacité réelle des êtres et des forces surnaturels. En conséquence, cet art se situe toujours dans un champ de tension compris entre représentation et " incarnation ". S'il est difficile de tracer nettement la frontière entre l'une et l'autre, il est tout aussi impossible de la franchir en privilégiant l'une au détriment de l'autre.
Le bois vivant
Une esthétique de l'art de l'Afrique noire doit tenir compte de la " substance " non seulement en tant que facteur qui intervient dans la forme donnée aux objets (nous aurons à revenir sur ce point), mais aussi en tant que caractéristique essentielle d'un art qui touche notre sensibilité, sans que nous partagions les croyances qui s'y rattachent. Dans l'effet " purement " artistique se reflète un peu de la force magique spécifique qui incite l'Africain à sculpter les objets rituels; la " charge " magique qui leur est inhérente participe de notre perception esthétique. Outre la puissance créatrice, les sculptures africaines contiennent une force naturelle, une force vitale qui les anime en sécrétant une qualité particulière de suggestivité artistique. C'est en tout cas ce qui semble se produire quand nous nous interrogeons sur notre façon de percevoir cet art. Etant donné que nous sommes immunisés contre ces " forces " dont la réalité ne fait pas de doute aux yeux des Africains, il faut bien que cette espèce de suggestivité, qui n'existe pas dans les autres arts, puisse être appréhendée en termes rationnels. On peut alors imaginer que, sous la couche d'immunisation qui nous protège, subsiste encore une certaine réceptivité à ces forces agissantes. ainsi s'expliquerait la frayeur qu'inspirent à bon nombre d'entre nous les statues et les masques africains, comme s'il ne s'agissait pas simplement de représentations d'êtres étranges, mais au contraire de constructions
" démoniaques " animées d'une vie susceptible de se manifester à l'extérieur.
Cette suggestivité particulière peut s'expliquer, au moins en partie, par la qualité de la vitalité propre au bois en tant que matière naturelle: même si l'intervention du sculpteur ne contribue pas à la mettre en valeur, au moins n'en est-elle pas diminuée.
Le bois, avec " sa force et sa sève ", doit être considéré comme une parcelle de la nature, que l'intervention artistique n'a pas totalement réduite, et qui, en tant que telle, est pour beaucoup dans la capacité d'expression de la sculpture africaine, soit que l'on considère cette force comme un phénomène naturel, comme nous le faisons, soit qu'on y voie un phénomène d'ordre surnaturel. C'est ce qui apparaît avec évidence quand on contemple une statue de bois égyptienne de l'Ancien Empire: il peut, par exemple, s'agir de la représentation d'un être humain, exécuté dans un matériau qui est le bois. La nature du bois, à travers cette représentation, est pratiquement réduite au silence: elle ne s'exprime qu'à la surface, d'ailleurs probablement recouverte de peinture à l'origine. Il en va de même pour une œuvre en bois d'un sculpteur du Moyen Age, elle aussi d'inspiration religieuse: mais là encore, la participation du bois est réduite au minimum, dans la mesure où l'intervention artistique l'a transformée en quelque chose " d'autre ", par le drapé d'un vêtement, par exemple, ou la peinture qui la recouvrait aussi le plus souvent. Or, dans une sculpture africaine, il ne faut jamais voir dans l'effigie en bois un être humain: même sous une forme humaine, ce qu'elle représente est, en réalité, quelque chose d'un autre ordre. Ce sont des corps en bois, dont l'exécution présente une analogie avec le corps humain. En tant qu'élément végétal vivant et organique, le bois, dans la mesure où il reste inaltéré, se dresse comme un obstacle irréductible pour interdire la restitution organique du corps et devient ainsi l'un des principaux garants d'une certaine distance, qui est prise vis-à-vis de toute forme de naturalisme. Le sculpteur africain s'intéresse, lui aussi, au travail de la surface de ses œuvres, parfois au détriment du bois, qu'il polit, noircit, rougit, enduit d'huile ou de peinture. Il lui ajoute aussi des vestiges de sacrifices et tout ce qui compose cette " patine " appréciée des collectionneurs de sculptures africaines, sans oublier les nombreuses traces d'usure occasionnelle. Souvent, les célèbres masques des Dan du Liberia ou des Baoulé de Côte d'Ivoire ne sont pas seulement noircis, mais encore polis jusqu'à ce que leur surface présente l'aspect lisse et parfait du métal. Les traces du travail du sculpteur ne se décèlent que sur la face interne de l'objet, ce qui signifie qu'on ne leur attribue aucune valeur esthétique. Quel que soit le traitement de la surface, le bois joue un rôle plus important en tant que substance qu'en tant que matériau: dans la pensée africaine, la force vitale qui lui est inhérente, comme à tout élément naturel, n'existe pas seulement à l'état latent, elle est au contraire pleinement agissante. Nous ressentons, nous aussi, cette force agissante dont le concept est au centre de l'art africain: elle se manifeste ici bien plus intensément que dans un art où l'intervention artistique a dépouille le bois de sa force vitale.
Qu'on puisse souvent détecter dans de nombreuses statues la forme de l'arbre ou de la branche dont on les a tirées n'a rien d'essentiel. Ce qui l'est, c'est que la force de croissance du bois, c'est-à-dire son dynamisme que l'esthétique n'a pu soumettre, traverse les statues dans un élan vertical imposé à la fois par la structure de l' œuvre et la stature de l'homme. Il est symptomatique que notre perception esthétique aille jusqu'à inclure l'effet que produisent ces fentes verticales dans lesquelles la vitalité du bois continue parfois à se manifester, au risque de compromettre la forme de l'objet.
Nous y voyons en effet un facteur esthétique. Chaque statue peut donc avoir une signification iconographique qui occulte - même pour la conscience africaine - la notion de la vitalité propre à cet élément naturel qu'est le bois; il n'en reste pas moins vrai qu'on retrouve toujours cette combinaison de forces vives et agissantes associées au bois, résistant dans ce matériau vivant à l'intervention du sculpteur. Même pour nous, qui ne les reconnaissons pas, ces forces ne sont pas perdues: elles constituent au contraire un élément essentiel de notre émotion esthétique.
Peut-on voir un trait distinctif de l'art primitif - et surtout de l'art de l'Afrique noire- dans le fait que, dans les masques et les statues en bois, une sorte de force indéfinissable se trouve " incarnée " au sens propre du terme, et non pas dans un sens imagé, comme lorsqu'on parle d'une idée, d'un idéal, etc., incorporés à une œuvre d'art ?
Il s'agit dans ce cas de cette force qui se manifeste dans le bois de manière " conforme à sa nature ", jusqu'à le fendre, comme ces forces de croissance dont la présence explosive se traduit dans les objets par une tension qu'on ne trouve pas dans la sculpture en pierre. Pour les Africains, ces phénomènes sont d'ordre surnaturel : toutes sortes de pratiques rituelles sont donc associées à l'abattage d'un arbre et au travail du bois. A cela, on pourrait opposer que l'officiant doit souvent célébrer de longues cérémonies pour infuser vie et force à une statue, ce qui semble indiquer qu'elle n'était auparavant que matière inanimée. Pour un Occidental, cela peut apparaître contradictoire. Mais il est indiscutable que dans ces sociétés africaines, l'existence d'une force omniprésente dans la nature, notamment dans les arbres et le bois, est une notion largement admise, malgré l'imprécision de concepts comme animisme, animatisme, vitalisme et dynamisme auxquels nous devons recourir pour décrire un contenu aux contours peu définis. Les instruments de culte que nous qualifions d'objets d'art contiennent des forces efficaces et agissantes même quand ce n'est pas là leur finalité explicite. Quelques arguments s'opposent à ce que l'on considère l'incarnation d'une force ou de forces multiples (l'antithèse même de la représentation anthropomorphe) comme le principe de base de l'art africain, et cela d'autant plus que les créateurs et utilisateurs d'objets n'ont pas fini de nous fournir des informations au sujet de ces derniers. Devant la multitude des fonctions, toute généralisation trop simpliste est suspecte. Mais il est cependant évident que l'aspect de ces sculptures n'en épuise pas le contenu, même si leur capacité d'expression respective est utilisée dans des buts différents. Il y a toujours plus, et c'est ce " plus " avant tout qui garantit leur efficacité. Dans la sculpture africaine, nous ne sommes pas seulement confrontés à certains contenus iconographiques ou à leur solution formelle, mais encore à une vitalité tout à fait spécifique dont l'origine se trouve en partie dans le bois, et par conséquent dans la relation qui lie les hommes aux forces de la nature.
Si, malgré leur complicité fondamentale avec la nature, les Africains, au lieu de se contenter de simples morceaux de bois brut, choisissent de lui donner une forme, inspirée de la nature, selon les représentations anthropomorphes ou zoomorphes qu'ils se font des divers êtres surnaturels, cela signifie évidemment qu'ils se sont engagés sur la voie de la " représentation ". Néanmoins, ils attendent de leurs sculptures une efficacité spécifique dont l'origine pourrait bien se trouver dans la présence latente d'une force impossible à " représenter " . Ainsi, tout art africain comporte une dialectique où s'opposent force et représentation, incarnation et image. Il n'est jamais que l'une ou que l'autre. L'efficacité spécifique de cet art, et même la façon dont il exerce son emprise sur nous échappe à celui qui n'y voit que la représentation de quelque chose. A l'inverse, celui qui n'y voit
qu' " incarnation " sous-estime la signification de ses divers contenus religieux et mythologiques, qui donne sans doute un sens à chaque statue et à chaque type de masque individuel, mais qui, en revanche, n'est justement pas un élément constitutif de l'esthétique de l'art africain. Le principe de la "représentation" n'est constitutif que dans la mesure où tout se rapporte au corps humain ou animal.
Les limites imposées à la préoccupation créative dans cet art s'expliquent par le fait qu' il doit exprimer " autre chose ". C'est ce qui rend impossible le portrait individuel.
On connaît quelques cas de villageois qui ont pu identifier un individu, par exemple un défunt, sur la base de certaines particularités. On a aussi parfois établi une comparaison entre les masques et les visages d'individus de l'entourage du sculpteur. Ce genre de tentatives - et leurs résultats prétendument positifs - méconnaissent la nature même de l'art africain, puisqu'elles sont au fond inspirées par une tentation " naturaliste " soucieuse de retrouver une ressemblance physique, conformément à une conception artistique qui date d'une époque précédant la " découverte " de l'art qui nous intéresse. Il y a longtemps que les chercheurs spécialisés dans l'art des périodes préclassiques, c'est-à-dire l'Antiquité gréco-romaine et aussi la Renaissance, n'ont plus ce genre de préoccupations. Personne n'imagine que la célèbre image du pharaon Khephren le représente " en réalité ", ou encore que l'empereur Henri II ressemblait au " portrait " qu'on peut voir de lui dans les reliefs et les enluminures du Moyen Age. L'heure de l'individualisme - et par conséquent du portrait - n'a sonné que beaucoup plus tard, mais dans le cours de l'évolution, l'art africain " précède " celui de l'Antiquité ou de la Renaissance. Même au Bénin, plus ancien mais culturellement plus " avancé ", le portrait est inconcevable. Ces réflexions concernent également la question souvent débattue de l'individualité de l'artiste africain. De nos jours, la thèse de l'" anonymat " et de la nature collective de la production artistique africaine est généralement qualifiée de " romantique ". La recherche s'attache plutôt à découvrir l'individualité de l'artiste, selon une démarche favorisée par le fait que l'on connaisse plusieurs sculpteurs " célèbres " encore en vie ou d'autres dont le souvenir survit dans les mémoires. Bien sûr, il est de l'intérêt de la science de recueilli tous les faits, y compris les noms des artistes pour autant qu'on les retrouve. Reste à savoir la valeur de telles données. En leur conférant trop de poids, on infléchit l'art africain dans le sens d'une attente " occidentale ", ce qui est d'autant plus incompréhensible qu'en ce qui concerne les civilisations anciennes, on a abandonné tout espoir d'une possible identification de la personnalité des artistes, non seulement parce qu'on ne saurait trop comment la découvrir, mais encore parce que c'est là un problème qui n'a jamais rien eu de pertinent. Il est évident qu'en Afrique aussi, il n'y a qu'un seul auteur pour chaque œuvre d'art. Souvent, le sculpteur acquiert une réputation grâce à la qualité exceptionnelle de son travail, ou encore à cause de l'enseignement qu'il dispense à des apprentis sculpteurs. Mais il n'y a pas ici de comparaison possible avec le poids qui s'attache chez nous à la personnalité de l'artiste individuel, depuis l'Antiquité, mais surtout depuis la Renaissance. Que Jakob Burckhardt ait fait figurer le terme d' " individualisme " dans le titre du premier chapitre de son ouvrage sur la culture de la Renaissance n'est évidemment pas un effet du hasard. L'individu en tant que créateur d'objets n'engendre pas forcément l'individualisme créateur. Conserver des noms transmis par la tradition ne constitue pas un souci plus pertinent en ce qui concerne l'Afrique qu'en ce qui concerne les enluminures médiévales ou les icônes russes.
Certes, les moines qui ont créé ces œuvres existaient en tant qu'individus et leurs réalisations artistiques présentaient sûrement des différences. Mais cela n'a jamais débouché sur une controverse artistique impliquant fatalement toute la personnalité.
La projection subite de noms d'individus détachés de la masse anonyme des artistes par la pression historique, comme par exemple les signatures personnelles qu'on découvre sur les vases grecs peints de la fin de l'époque archaïque, constitue l'une des aventures les plus fascinantes de l'histoire de l'art. En attachant trop d'importance à des noms de sculpteurs africains, légués par le hasard, on ne tient pas compte de cette dynamique de l'histoire. A ce propos, on ne s'étonnera pas que le terrain où la quête d'artistes individuels s'est révélée la plus fructueuse soit le Nigeria, c'est-à-dire une région dont le passé de haute civilisation est tout à fait remarquable. Il suffit de considérer le rapport dialectique existant dans tout l'art africain entre force incarnée et représentation corporelle pour comprendre ce qui a, en pratique, empêché les régions productrices de masques et de statues de créer un art unidimensionnel sans négliger un certain nombre d'autres raisons évidentes. Quelques exceptions, comme le Nigeria, le Ghana et la Côte d'Ivoire principalement, s'expliquent par leur passé féodal. Le principe de l'incarnation trouve sa concrétisation dans le corps plastique. La surface plane, par contre, se prête avant tout à la représentation d'un contenu anecdotique. Elle s'impose en particulier à chaque fois que l'art a pour fonction principale de représenter le pouvoir. C'est l'exemple que nous offrent non seulement des cultures comme celles de l'Egypte et de l'Assyrie, mais encore celle du Bénin: dans cette dernière région, le bas-relief a joué un rôle très important en tant qu'instrument de représentation. Certes, dans le reste de l'Afrique, l'art remplit le même genre de fonctions, mais elles ne sont pas essentielles. Ce qui l'est, c'est la présence " en substance ", qu'il s'agisse des êtres représentés ou des forces agissantes: dans un cas comme dans l'autre, le corps plastique est indispensable.
On pourrait croire qu'il existe une contradiction entre l'attitude généralement statique de la sculpture africaine et son dynamisme, mais en fait, elle en est la condition.
La représentation de l'activité physique, c'est-à-dire celle d'un être en pleine action, pris soit isolément, soit en tant que participant d'une scène de la vie quotidienne, se présente si rarement qu'elle n'a qu'un caractère d'exception. Les masques aussi sont immobiles, encore qu'ils représentent souvent l'expression d'une conception plus vivante et plus fantastique que les statues: la frénésie de la danse les fait apparaître d'autant plus figés. La frontalité et la symétrie sont les composantes, généralement constantes, du caractère statique des statues africaines. Quand l'ethnologie a commencé à s'intéresser à l'art " primitif ", et qu'on a vu en elles ses caractéristiques essentielles, on a oublié le rôle déterminant que toutes deux avaient joué dans l'art des civilisations anciennes. Elles signifient presque toujours le pouvoir et l'autorité en histoire de l'art, comme dans les ethnies africaines, où elles symbolisent également l'autorité, la dignité et la noblesse. Cependant, on se réfère davantage ici aux données corporelles de l'être humain au repos qu'à une règle autoritaire comme celle qui s'imposait à l'art des anciennes cultures féodales et, bien entendu, du Bénin. En Afrique, l'attitude statique de la majorité des statues assises ou debout a pour but principal de traduire une qualité particulière de leur activité, d'un ordre tout différent de celle de corps humain. Cette force spéciale qui les anime ne saurait recourir aux forces physiques, sous peine de compromettre son efficacité. Si les statues illustraient une activité corporelle, si elles participaient à une mise en scène, leur efficacité mystérieuse diminuerait, jusqu'à s'évanouir complètement. Cependant, les décrire comme de simples réceptacles de la force spirituelle ou de principes actifs ne suffirait pas, car cela ne rendrait pas compte de leur caractère dynamique. D'une part, toute présence d'une force de quelque sorte que ce soit est fonction de la passivité physique; d'autre part, il est absolument nécessaire de l'exprimer avec efficacité. Le caractère essentiel de cet art n'est donc pas le statisme, mais plutôt l'ambivalence de deux principes opposés, le calme et l'agitation. La présence d'un être qui inquiète les hommes, ou simplement d'une force agissante, requiert l'immobilité du corps, mais celle-ci, aussi profonde soit-elle, ne doit pas avoir pour conséquence la paralysie des forces contenues dans l'objet - comme la vitalité du bois lui-même: ces forces doivent rester disponibles à l'état de réserve potentielle.
Ce qui précède aura encore d'autres conséquences que le statisme sur le mode de la représentation. Comme on recherche une forme d'expression d'une autre sorte, on ne peut utiliser les moyens d'expression naturels du corps, comme les gestes et les jeux de physionomie. De cet art pourtant expressif, toute gestuelle se trouve exclues.
Quand on trouve en Afrique la représentation d'un geste, celui-ci se fige dans une attitude qui prend valeur de symbole. C'est ce qu'illustre l'exemple de statues fétiches de la région du Bas Congo, brandissant leurs lances dans une attitude menaçante. Dans l'effort physique, on ne peut jamais remarquer le jeu des muscles dans une statue, même s'ils sont fortement accentués. Celui qui ne voit dans une sculpture que la représentation d'un être humain trouvera souvent qu'il se dégage de cette dernière une curieuse impression de faiblesse, d'abandon et d'humilité. Bien entendu, il reste toujours la ressource d'utiliser le visage humain comme champ d'expression spirituelle. Mais dans ce cas aussi, le sculpteur se réfugie dans les stéréotypes, c'est à dire qu'il se conforme à un type convenu de façon répétitive. Un jeu de physionomie animé est tout aussi inconcevable que le jeu des muscles -en mouvement. Bien des statues et surtout des masques ont une expression propre à inspirer la frayeur, mais jamais on n'attentera à l'équilibre de l' œuvre pour obtenir un tel effet. Souvent, le traitement de la physionomie contribue à renforcer l'impression de tranquillité corporelle qui se dégage de ces statues. Ainsi les yeux fermés d'un visage lui confèrent une expression d'intense introversion, fortement spiritualisée et certaines statues semblent posséder une sérénité quasi bouddhique.
Mais alors que l'agitation est transcendée dans une statue de Bouddha, elle subsiste ici à l'état de virtualité, comme un principe d'action qui n'a pas été dompté. Il importe donc de ne pas se laisser abuser par les traits asiatiques ou européens des visages de certaines statues et de certains masques, comme ceux des Pounou du Gabon et des Ibo du Nigeria oriental, ou encore des masques et des statues des Baoulé, car on n'a pas recherché cet effet. Ce qu'on a voulu, c'est rendre un certain aspect de la beauté ou encore une spiritualité particulière. Les masques, bien plus que les statues, offrent un éventail d'expression très large, allant de l'introversion à l'extraversion. Mais une telle caractérisation pourrait bien refléter avant tout notre vision " occidentale ". On peut en effet souvent rencontrer en Afrique ces deux formes d'expression opposées à l'intérieur d'une seule et même région, comme le démontre, avec un éclat particulier, l'exemple des ethnies Dan et Guéré au Liberia et en Côte d'Ivoire.
Existe-t-il une différence fondamentale entre l'esthétique des masques et celle des statues en
Afrique ? C'est ce que semblent soutenir la plupart des auteurs, qui soulignent volontiers qu'on ne saurait dissocier les masques de leurs costumes, ni de la danse et de la musique. pour leur rendre justice, il faut les considérer comme une œuvre d'art totale ( " Gesamtkunstwerk " ). En est-il véritablement ainsi ? Il est indiscutable que les masques font partie d'un ensemble, au moins pendant le déroulement de la cérémonie - en dehors de laquelle ils ne paraissent d'ailleurs pas. Mais ce sont aussi des objets en soi, qui ont été exécutés en tant que tels, et qui ont à ce titre, indépendamment de tout le reste, leur propre " esthétique ". Quand un sculpteur s'attaque à son ouvrage, que ce soit un masque ou une statue, il lui donne forme en respectant des règles préétablies. Il en sera de même, qu'il s'agisse d'un seul ou de deux sculpteurs, exécutant une seule ou les deux sortes de sculptures. Notre vision légitime des choses se greffant sur cet état de fait nous amène à dissocier de leur environnement non seulement les masques, mais encore tout ce que nous considérons comme une œuvre d'art. Dans une telle perspective, le masque est lui aussi un objet, même s'il n'est pas porté ou utilisé, et c'est sa forme, son expression, sa beauté, sa force qui lui confèrent sa valeur esthétique. Ces qualités nous apparaissent d'ailleurs avec plus d'évidence quand nous le voyons dépouillé de son costume et de tous ses accessoires. A nos yeux, les masques ne différent pas des statues, ce sont aussi des objets d'art. Cette définition, qui est en contradiction avec leur fonction, tient compte en revanche du procédé de fabrication qui leur a donné naissance. Si falsification il y a, celle-ci s'exerce au niveau de leur utilisation et non pas de leur forme plastique. En les détournant de leur utilisation normale, nous ne privons ces masques, en soi parfaitement statiques, que de l'effet de contraste qu'ils peuvent offrir quand ils sont plongés dans l'environnement dynamique d'une cérémonie. Mais nous rendons justice aussi bien à leur forme plastique qu'à leur capacité expressive dans laquelle se combine le statisme à ce qui peut lui être opposé, c'est-à-dire une agitation " investie ", comparable à celle des statues.
Que les sculptures, par le fait même qu'elles sont en bois, contiennent vie et force ne suffit pas toujours à l'Africain, encore qu'il ne réfléchisse guère à la chose: il est en effet plus qu'improbable qu'il soit même simplement conscient de cet aspect de puissance et d'efficacité dont l'importance apparaît ici prépondérante, puisqu'il ignore le concept général d'un art purement représentatif. Mais c'est consciemment qu' il s'attache à augmenter l'efficacité de ses statues par toutes sortes d'artifices. Pour cela, il utilisera les ressources offertes par l'anatomie humaine dont il accentue tel ou tel élément selon les fonctions spécifiques que lui attribuent certaines conceptions religieuses ou mythologiques: les seins, le nombril, les organes génitaux, mais naturellement aussi la tête seront surdimensionnés. Souvent on ajoute aux sculptures des
" corps étrangers " présumés efficaces, comme des dents, des cheveux, des cauris, de la verroterie, des morceaux de métal, des clous et ainsi de suite. Dans le fait d'offrir des sacrifices à une statue et de l'enduire d'huile, de suie, de la recouvrir de peinture, de l'arroser de sang et d'autres substances, il n'y a pas qu'un simple hommage rituel, et encore moins une volonté d'ornementation: il s'agit là
d'en augmenter la force.
L'exemple le plus significatif de cette accumulation de force nous est offert par les statues d'envoûtement ou " fétiches " , que l'on charge de force magique en utilisant toutes sortes de procédés. Dans ce cas, il apparaît tout à fait clairement que le potentiel naturel que contiennent les statues n'est pas entièrement absorbé par la création formelle, et qu'il participe de la puissance esthétique qui s'en dégage. Certains, estimant que les fétiches relèvent davantage de la magie que de l'art, émettent un doute quant au bien-fondé d'une démarche qui les prive de leur contexte magique. Il n'empêche qu'il est indiscutable que l'effet produit par ces statues est aussi un effet d'ordre artistique, qui doit autant à la forme qu'à l'expression.
Il se peut que cette réticence à considérer les " fétiches " comme des objets d'art s'explique souvent par le fait qu'on les trouve d'une laideur repoussante, ce qui suppose une conception restrictive de la notion de la beauté6. Il est certain que, de l'objet d'art à l'objet cultuel, la transition est insensible. On attribuera plus volontiers au domaine de la magie certains objets dans lesquels aucune volonté formelle ne se laisse déceler. Mais même si, parmi les fétiches à clous et à miroirs de la région du Bas Zaïre, grands ou petits, il s'en trouve beaucoup dont la facture paraît négligée, et même si dans ces œuvres la part de l'intervention du " medicine-man " est égale à celle du sculpteur, on ne peut contester leur grande force d'expression, qui est indissociable de la réalisation formelle : cette dernière, au contraire, y contribue largement.
S'il est vrai que la sculpture de l'Afrique noire ne recherche pas seulement un simple effet visuel mais encore une certaine efficacité réelle, reposant sur une " puissance " définie - celle-là même que possède l'élément naturel du bois travaillé - l'ensemble de l'apparence formelle doit nécessairement s'en trouver affecté. Que la représentation de l'anatomie humaine ne puisse suffire à l'épuiser constitue un élément essentiel. Cela concerne d'abord les proportions, qui en règle générale sont modifiées. c'est à ce stade que se manifeste la première intervention " artistique " dont l'importance tient au fait qu'elle révèle immédiatement que l'intervention créatrice n'a pas seulement pour objet le simple corps humain. Cette altération des proportions naturelles peut aller très loin, jusqu'à une fantastique déformation du corps humain. Il en est ainsi au Grassland du Cameroun , chez les Mumuye du Nigeria oriental et encore ailleurs, mais cela se remarque tout particulièrement en ce qui concerne les masques de nombreux groupes ethniques. D'autre part, il est de règle qu'on respecte une certaine mesure dans l'exécution des corps. On rencontre si rarement, dans la sculpture africaine, un corps aux proportions naturelles que quand cela se produit, c'est ressenti comme un phénomène " non naturel ". Il n'existe pas en fait en Afrique une nouvelle échelle de proportions " valable " ; il n'y a pas plus de canon africain qu'il n'y a dans ce cas de lois formelles orthodoxes différentes. L'échelle de proportion adoptée peut être très variable, parfois même à l'intérieur d'un seul type de statue. Mais beaucoup d'éléments se répètent avec une certaine régularité. Ainsi on constatera que les statues ont souvent, pour diverses raisons, une tête trop grande, un cou exagérément long, un torse rigide comme une colonne, un postérieur proéminent, les pieds particulièrement grands en même temps que des jambes très courtes. Mais le sculpteur fait preuve d'une telle sensibilité artistique, en ordonnant l'articulation du corps, qu'on est sans cesse subjugué par l'impression de rythme qui se dégage de son œuvre.
Ce qui " scande " et rythme une statue est toujours le fait d'une décision esthétique, dont il faut cependant chercher l'origine bien au-delà. Elle se fonde aussi sur le savoir-faire et la technique. Avec son herminette, le sculpteur pratique d'abord de fortes entailles pour déterminer les sections principales du corps humain dont il modifie cependant les proportions. Cette structure de base joue un rôle déterminant, dans une plus ou moins large mesure, jusqu'au produit fini. Un tel principe sculptural ne se rencontre pas seulement dans les régions où l'art s'exprime par une abstraction quasi géométrique ou, comme on dit parfois, " cubiste ", c'est-à-dire au Soudan occidental ou encore chez les Songyé du Zaïre. On le retrouve aussi dans des régions où le style privilégie les volumes arrondis et se rapproche beaucoup de la nature par la douceur du modelé du corps. En matière d'art, l'essentiel n'est jamais le degré de naturalisme atteint par un artiste: ce qui importe, c'est le moment choisi par lui pour s'en déclarer satisfait. Pour le sculpteur africain, il suffit que l'articulation originelle soit préservée dans ses statues, sans être masquée par une restitution fidèle de l'anatomie. Que le dégrossissage initial joue un rôle entièrement ou partiellement déterminant n'explique nullement pourquoi l'artiste l'accepte comme tel; de même, la modification des proportions ne se laisse pas expliquer par les procédures techniques de travail, même si ce sont elles qui la mettent en évidence. Si le naturalisme était ici la préoccupation majeure du sculpteur, il disposerait aussi des moyens techniques nécessaires.
La sculpture africaine permet de représenter chaque détail anatomique, mais toujours avec cette restriction insurmontable: le corps ne doit en aucun cas être abandonné à sa fonctionnalité organique. Pour qu'une force extra-corporelle puisse se manifester, il faut briser la continuité organique du corps, même sans le secours de substances spécifiques. C'est pour cette raison que chaque partie du corps est toujours plus ou moins nettement délimitée par rapport à une autre. Ce n'est pas le règne de la continuité, mais de la discontinuité. La séparation des volumes constitue une caractéristique essentielle de la sculpture africaine qui ne se différencie pas fondamentalement, en cela, de l'art des hautes cultures anciennes. Ce qui l'en distingue, c'est la persistance de la continuité organique du bois, malgré la discontinuité des parties de l'œuvre. Le dynamisme organique du bois se combine donc à cette articulation du corps qui rejette l'organique. On pourrait ajouter que la vitalité et la force de croissance du bois, dont le courant irrésistible traverse l'objet de bas en haut, ne tient pas compte de la séparation des volumes et s'oppose par là à l'action de la discontinuité. Inversement, la dynamique de la forme créée fait contrepoids à la dynamique du bois. Les formes qu'on en extrait l'une après l'autre ne compromettent pas sa vitalité.
La séparation des volumes peut être plus ou moins marquée, mais elle est toujours indiquée, ce qui en fait l'un des principes plastiques de base de l'art africain. Chaque cas permet de constater que les diverses parties du corps sont traitées comme des formes plus ou moins autonomes: la tête au menton accentué, le cou, les épaules, les bras et les avant-bras, les mains, les seins, le torse, le postérieur, les cuisses et les mollets, les pieds. Cette structure distinctive, parfois proprement " architectonique ", est encore accentuée par le surdimensionnement des parties. Certains détails, comme ceux du visage, sont aussi conçus et isolés comme des éléments autonomes, même là où le traitement de la surface est extrêmement poussé, comme cela se voit dans les ethnies de Côte d'Ivoire ou encore chez les Luba du cours supérieur du Zaïre. Ainsi les yeux se présentent comme des formes indépendantes, souvent redivisées dans une articulation très précise. Le nez revêt fréquemment une forme stéréométrique fortement proéminente, tout en se décomposant lui aussi en parties distinctes comme l'arête et les ailes. Il faut encore mentionner les coiffures souvent fort élaborées, ainsi que des marques de scarification. Tout cela se résout dans l'évidence plastique d'une construction résolument formelle, une " mise en rythme " qui a pour corollaire la stricte négation de l'unité organique du corps. Cet art, que n'anime aucune pulsion de vie, ne montre ni la relaxation ni la détente physique, ce qui nous ramène toujours à la même constatation: ici, la force est accumulée plutôt que canalisée selon le jeu des forces corporelles physiques. Devant ces statues, le spectateur n'a que rarement l'impression de contempler la représentation d'un corps humain en station verticale, avec répartition du poids entre les deux jambes dont l'une sert d'appui, conformément à l'attitude du " contraposto " de l'Antiquité classique grecque. En Afrique, le corps représenté s'efface derrière la statue en bois qui s'impose à nos yeux en tant que telle, se dressant avec d'autant plus de force qu'elle a souvent les genoux fléchis. Ce fléchissement, s'il était naturel compromettrait la stabilité de la posture. Mais il contribue le plus souvent à en renforcer l'assise, ce qui signifie que le regard l'interprète " correctement " en n'y voyant pas une représentation naturaliste. Selon la même " logique ", on a souvent observé que les bras ne pendent pas vraiment le long du tronc: en fait, ils sont plutôt " tendus vers le bas ". La même constatation s'applique dans le cas de l'ancienne Egypte, il est vrai, mais contrairement à ce qui se passe en Afrique noire, la force physique qui va du muscle du bras jusqu'au poing serré est nettement perceptible: c'est déjà une force organique, bien que non encore libérée. C'est sous ce même jour que nous apparaissent les statues des éphèbes de l'époque grecque préclassique , qui sont à l'origine de l'attitude de détente qu'on rencontre au Ve siècle, et qui a été initialement soumise aux impératifs du canon formel. Par contre, on ne voit jamais apparaître dans l'art africain le système fondamental qui a régi ce long processus, c'est-à-dire le rapport entre le fardeau et le porteur, le poids et le support, même lorsqu'il s'agit de ces caryatides qui supportent un siège. En fait, elles ne le soutiennent pas: souvent elles ne font que l'effleurer du bout des doigts, comme s'il ne pesait rien. Dans la sculpture africaine, seul existe le poids de l'objet qui se soutient lui-même.
Le principe formel de la séparation des volumes nécessite une restriction importante: le principe de l'addition des éléments essentiellement statiques se trouve relativisé d'abord par le dynamisme du bois et aussi par le traitement formel que subit ce dernier. Les différentes parties ne sont pas seulement juxtaposées dans un rapport rythmique susceptible d'être plus ou moins évalué. Dans la mesure où elles appartiennent au " morceau de bois ", elles sont soumises à une force opposée qui affecte leur articulation précise. Et c'est en tant que force opposée que se manifeste l'action spontanée de l'herminette et des autres outils, autrement dit la main de l'artiste. Le rapport de tension qui existe entre le principe métrique et le principe dynamique explique que le langage formel puisse privilégier tantôt l'un, tantôt l'autre, non seulement selon les régions mais encore de cas en cas. C'est pourquoi il est pratiquement impossible de formuler une règle stricte concernant l'art africain, bien qu'on n'ait cessé de rechercher une telle règle au milieu de la multitude et la diversité des styles. En établissant une distinction entre des concepts de base, on s'est efforcé d'établir des catégories, celle du style
" poteau " et la plasticité curvilinéaire, pour y répartir des phénomènes locaux individuels. Et c'est une référence contestable à des notions modernes qui a servi de prétexte pour utiliser des conceptions stylistiques radicalement opposées, comme le réalisme et le cubisme. De même en s'inspirant des formes caractéristiques du visage, on a opposé un style convexe à un style concave que l'on rencontre dans des régions séparées par une grande distance géographie et on s'est efforcé pour chacun d'eux de découvrir des constantes culturelles susceptibles d'avoir force de loi. Le plus souvent, on a simplement constaté l'antithèse existant entre un type stylistique dont l'un trouve son inspiration dans un modelé curvilinéaire du corps et l'autre dans l'abstraction géométrique. Cependant, l'un comme l'autre ne peut fournir qu'un cadre très approximatif à tout ce que l'Afrique produit dans le domaine artistique: le seul concept de l'abstraction géométrique concernera des formes d'art aussi contrastées que l'art des Dogon, par exemple celui des Bambara, des Mossi, des Sénoufo et d'autres peuples du Soudan occidental d'une part, et les reliquaires kota recouverts de métal du Gabon d'autre part. Notons que ces derniers sont géographiquement proches des Fang dont la statuaire est caractérisée, par contre, par des volumes arrondis. Il n'y a pas que ce " pluralisme " pour limiter l'utilité d'un concept de style en Afrique noire. En effet, en histoire de l'art, il ne s'applique pas au seul produit artistique, mais concerne en fait l'ensemble de la culture, pour laquelle il a en quelque sorte valeur de loi. Mais en Afrique les règles stylistiques n'ont pas autant d'autorité que dans les autres cultures. Les types de statues ou de masques qui se transmettent de génération en génération proposent plutôt un phénomène typologique que stylistique. Certaines caractéristiques formelles qui s'appliquent impérativement à un type déterminé ne concernent pas forcément d'autres produits. Ce n'est pas en vertu d'une volonté stylistique supérieure qu'un masque ou une statue " doit " être exécuté de telle ou telle manière, mais parce que les cérémonies rituelles ont entraîné le développement de certains types strictement définis, qui n'offrent qu'une marge limitée à l'interprétation individuelle. Ce sont eux, bien plus que les normes stylistiques, qui brident l'imagination des " artistes ".
Peut-on vraiment parler d'imagination artistique en Afrique alors qu'aucun sculpteur n'a beaucoup de liberté, sauf dans des cas extrêmement rares? Même dans le travail d'artistes africains " célèbres ", dont l'invention est reconnue, on décèle moins une manifestation d'indépendance individuelle que la dépendance à l'égard de formes et de types donnés. C'est ce qui est démontré de façon exemplaire par les cimiers de danse en forme d'antilope des Bambara du Mali, qui, tout en se conformant à des modèles de base, connaissent cependant d'innombrables variantes. Cela s'applique aussi à cet artiste Luba qui a acquis une célébrité particulière sous le nom de " maître de Buli " (il s'agit probablement de plusieurs individus), que l'on cite volontiers en exemple d'un individualisme africain qui n'existe pas, malgré ce cas exceptionnel. Le secret du très long et lent cheminement dans le temps qui a abouti au type de statues et de masques actuels risque bien de ne jamais être découvert. En tous cas, il serait faux de parler en Afrique d'innovation artistique, même si tout doit avoir eu un début et c'est une question à laquelle on ne peut pas aujourd'hui donner de réponse. L'extraordinaire capacité d'invention qui s'exprime à travers les concepts formels est d'autant plus impressionnante. On sait que dans l'art africain, Picasso admirait la conception formelle plutôt que la qualité de certains objets individuels. Il est indiscutable que, même quand le niveau de l'exécution artistique est médiocre ou sans intérêt, cette conception s'affirme avec un éclat souverain. Ce sont surtout les masques qui se distinguent par une incroyable audace conceptuelle par laquelle ils se distancient bien plus radicalement de la nature que les statues. Mais une attitude de liberté vis-à-vis de la nature ne coïncide pas avec la liberté et l'audace de l'artiste . elle ne concerne que le concept auquel il se réfère. C'est avant tout la liberté du choix de la forme, et certainement pas une liberté individuelle, puisque le concept formel est inébranlable. Celui-ci ne fournit que le cadre à l'intérieur duquel peuvent se développer des variantes individuelles, parfois d'une " qualité " exceptionnelle, ainsi que des exemples d'audace isolés.
Nous en arrivons ainsi à l'individu et par conséquent aussi au talent individuel exceptionnel. Il ne s'agit donc pas dans ce cas de simples déviations par rapport au modèle de base, mais de cette force, de cette sensibilité unique propre à une œuvre, aussi peu explicable dans le cas présent que dans d'autres formes d'art. L'étroite marge de manœuvre allouée à la décision artistique rend l'expressivité, la beauté, la noblesse, la magie de certaines sculptures d'autant plus stupéfiantes: tout ceci échappe à toute volonté de rationalisation. Cet art nous confronte à une question qui ne se pose pas seulement à propos de l'Afrique, mais aussi au sujet de l'artisanat européen des siècles passés. Par quel mystère un outil en bois, un tissu, un fer forgé, un récipient en terre cuite a-t-il pu être doté d'une telle perfection formelle, pour ainsi dire " ingénue ", qui se perd irrémédiablement plus tard ? Dans l'histoire de l'art européen, cette " ingénuité " subsiste jusqu'au moment de la " chute " provoquée par le " péché ", celui-ci étant la découverte de l'art en tant que tel c'est-à-dire aussi longtemps que subsiste un contexte culturel dans lequel l'art ne se distingue pas du travail d'artisanat. Ainsi se trouve exclue l'éventualité d'un art appliqué. Au-delà de cette césure historique, cette " innocence " persiste pour aboutir à ce que nous nommons l'art populaire. Il doit en aller de même en ce qui concerne le secret de la beauté des statues, des masques et autres objets africains. Tout se passe comme si le sculpteur disposait d'un sens de la forme hérité de la nature, qu'il aurait perfectionné à force de travail et d'expérience et qui se manifesterait aussi bien dans la conception d'ensemble de l'objet, que dans l'exécution des détails. En règle générale, le sens de la forme se manifeste en Afrique noire avec une extrême mesure, l'art africain n'est presque jamais excessif. Comme il se caractérise essentiellement par un équilibre réussi entre le calme et l'agitation, l'activité et l'inactivité, le principe métrique et le principe dynamique, il est normal qu'il débouche sur l'austérité, la sévérité, une grande retenue. A son propos, on évoquera plus souvent la noblesse intérieure qu'une quelconque sauvagerie ou impétuosité " barbare ". Même ce qui doit paraître effroyable (ce qui est souvent une fonction des masques) n'est rendu qu'en respectant strictement la mesure formelle, dans laquelle la symétrie (d'ailleurs rarement négligée dans les masques), joue un rôle essentiel. La mesure est toujours présente, la démesure rarement. C'est par ce caractère métrique nettement marqué que la plastique africaine se distingue considérablement de la plastique océanienne, en tous cas de la mélanésienne, elle aussi fondée sur la prédominance de la " puissance " sur la représentation. L'art africain associe le principe " vitaliste " ou dynamisant à la métrique formelle. Et ce dualisme, où s'équilibrent force et mesure, pourrait bien être la raison essentielle de la forte impression éprouvée par les artistes européens confrontés à la sculpture africaine, vers 1905.
Werner Schmalenbach
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