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LES VOIES DE L'AFRO-RENAISSANCE
Texte tiré du "monde diplomatique" Octobre 1998
En matière économique, l’Afrique fait figure de continent pauvre et marginalisé. Depuis la fin de la guerre froide, elle apparaît comme une zone déclassée qui ne représente plus un enjeu géopolitique et diplomatique pour les grandes puissances. En dehors des situations d’urgence qui exigent des interventions humanitaires, plus personne ne s’intéresse véritablement au sort des 700 millions d’hommes et de femmes qui vivent dans cette partie du monde. « Faillite du développement » ? « Retard » ? Ou bien, plutôt, résistance des sociétés africaines, refus de se laisser prendre au piège néolibéral, et émergence de solutions de rechange au modèle occidental de développement ?
Peu d’études sur le continent laissent réellement place à l’espoir : on ne cesse d’y répéter que « l’Afrique s’enfonce » et devient « un conservatoire des maux de l’humanité ». L’image d’un « continent naufragé », mille fois ressassée, paraît résumer l’ensemble des perceptions d’une Afrique qui tendrait à se confondre avec la misère, la corruption et la fraude et qui serait la patrie de la violence, des conflits et des génocides. Des images d’apocalypse sont projetées sur « une Afrique appauvrie dans la spirale des conflits ». En cette fin de siècle, « aucun continent n’offre un tel spectacle de désolation, de guerres et de famines que l’Afrique. (...) Lentement, le continent noir s’en va à la dérive ».
Le paradigme de la « faillite » constitue même le cadre d’analyse de l’histoire économique et sociale de l’Afrique contemporaine, avec un accent mis sur les impasses de ce qu’il est convenu d’appeler le développement. Comme l’observe Mme Catherine Coquery-Vidrovitch, « nous sommes dans une période de crise cumulative » définie à la fois comme crise des processus de développement au Sud, mais aussi dans un monde dont les interdépendances sont multiples et devenues incontournables ; crise des modèles de développement et des idéologies qui sous-tendent les politiques et les structures des Etats ; crise des savoirs engendrés par l’éclatement des champs du développement et les décalages de la théorie face à des réalités mal analysées. Ce constat général est aussi celui de Samir Amin : « Si les années 60 avaient été marquées par un grand espoir de voir amorcer un processus irréversible de développement à travers l’ensemble de ce que l’on appelait le tiers-monde et singulièrement l’Afrique, notre époque est celle de la désillusion. Le développement est en panne, sa théorie en crise, son idéologie l’objet de doute. L’accord pour constater la faillite du développement en Afrique est hélas général . »
Et pourtant : la décolonisation des années 60 n’allait-elle pas apporter le progrès ? La révolution verte ne devait-elle pas mettre un terme à la famine ? Les organismes d’aide et d’intervention n’avaient-ils par pour objectif de promouvoir le développement « intégré », « autocentré », « endogène », « participatif », « communautaire », etc. ? Combien de régions démunies - aujourd’hui grands cimetières de projets et de programmes qui auront coûté des milliards de dollars - ont vu défiler des vagues de coopérants, d’experts, d’assistants techniques, le conseil à l’Afrique y étant devenu une véritable industrie ?
Mais l’afropessimisme empêche toute analyse politique des problèmes du développement. En reproduisant les stéréotypes de l’ethnologie coloniale, il ne cesse de « divertir » l’opinion occidentale. En ces temps de révisionnisme ambiant, il est certes commode d’écarter toute référence aux structures et aux effets de domination. Pourtant, ces phénomènes se renouvellent à l’heure où le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale étranglent l’Afrique pour l’obliger à démanteler ses filières de production et ses Etats . Georges Balandier rappelle opportunément que « l’impuissance du tiers-monde s’entretient par les inégalités et les dépendances sur lesquelles ces pays fondent et maintiennent provisoirement leur puissance ». Résistance farouche des sociétés
COMME pour étouffer le débat sur la violence engendrée par le rôle croissant de l’argent dans les sociétés africaines, les anthropologues d’occasion reprennent le vieux catalogue des « obstacles culturels au développement » : si les producteurs de cacao, de café, d’arachide, de coton ou de banane sont si pauvres, c’est parce qu’ils s’obstinent à s’accrocher à leurs croyances ancestrales, tandis que les cadres urbains acceptent de subir les pressions communautaires qui, à travers les obligations de la parenté, empêchent toute capacité d’épargne et tout investissement productif. Plus vulgairement, certains reprennent la théorie des climats pour expliquer le « retard » ou l’« impuissance » de l’Afrique. D’autres, à l’heure où le spectre de Malthus hante les institutions financières internationales, s’en prennent jusqu’au lit des pauvres, jugé trop fécond : la femme et la famille deviennent les cibles des politiques de population. En prenant en compte le noeud d’interactions entre population, développement et environnement, le discours néolibéral sur la crise de l’économie africaine recourt aussi à la théorie de la « spirale régressive » de la pauvreté, qui lie étroitement l’accroissement démographique et la dégradation de l’environnement.
On préfère oublier qu’en Côte d’Ivoire, par exemple, l’emprise de l’économie de plantation a provoqué la destruction des quatre cinquièmes des forêts en cinquante ans. De plus, en entretenant l’illusion du « fatalisme » des paysans noirs, et du « traditionalisme » des sociétés qui seraient engagées dans la lutte permanente pour entretenir la répétition de leurs formes culturelles, on se dispense de réfléchir sur le potentiel de créativité des acteurs confrontés aux contraintes structurelles qui les obligent à se redéfinir. Comme les perroquets que l’on capture dans les forêts vierges, certains Africains reproduisent la voix de leurs maîtres : « L’Afrique du XXIe siècle sera rationnelle ou ne sera pas », répète Axelle Kabou dans un livre provocant . On sait que le thème de l’irrationalité des attitudes et des comportements des sociétés indigènes fait partie d’un corpus d’images et d’idées véhiculées par la littérature coloniale, qui a longtemps ignoré les savoirs endogènes.
Bien sûr, la responsabilité des malheurs du continent ne peut être attribuée aux seuls facteurs externes : l’Afrique est aussi « malade d’elle-même ». Il suffit d’évoquer le pillage organisé par les classes dirigeantes qui, comme par exemple au Cameroun, vont jusqu’à faire de la corruption une méthode de gouvernement. Ou bien les pratiques de redistribution par l’Etat des ressources à ses courtisans, à partir des mécanismes de prédation qui ont conduit à la ruine de nombreux pays africains, parmi lesquels, bien sûr, le Zaïre du maréchal Mobutu.
Mais on ne peut masquer le poids des réseaux mafieux et des lobbies divers qui contrôlent les ressources stratégiques et soutiennent les dictatures corrompues.
La plupart des guerres et des conflits qui n’ont cessé d’appauvrir le continent noir ne peuvent se comprendre en dehors des enjeux géopolitiques et économiques que constituent le pétrole, l’uranium et le cuivre, le diamant, le cobalt, l’or ou l’aluminium que se disputent des puissants groupes d’intérêts . Ces appropriations et interventions s’inscrivent dans des systèmes sociopolitiques où les classes dirigeantes manipulent l’ethnicité dans le cadre de leurs stratégies de conquête ou de confiscation du pouvoir. Il est nécessaire de recourir à l’économie politique des ressources du sous-sol africain, comprise dans la dynamique conflictuelle de la globalisation. De même, la paupérisation du continent est inséparable de la criminalisation de l’Etat et de l’économie, au moment où le FMI et la Banque mondiale utilisent l’arme de la dette pour affaiblir l’Etat et forcer les Africains à se convertir au marché.
Dans cette perspective, ce qu’il est convenu d’appeler la « faillite du développement » révèle aussi la résistance farouche des sociétés : elles se refusent à subir les coûts énormes des stratégies et des programmes qui ont été incapables de les sortir de l’enlisement où les enfoncent les mesures d’austérité dictées par les institutions financières internationales. L’analyse en profondeur de la situation actuelle exige la réévaluation globale des discours qui refusent de s’interroger sur la pertinence des conditions de passage à la modernité économique. La crise du monde africain renvoie en effet inévitablement à la crise des savoirs concernant l’importation de « dynamiques du dehors ». Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, « les théories du développement propres aux pays du tiers-monde ont d’abord été marquées par les théories extérieures : celles qui se sont formées et affrontées au sein des sociétés dites avancées, et qui se trouvent maintenant remises en question », relève Georges Balandier . Ces théories furent élaborées à partir d’une problématique du changement social, enracinée dans les trajectoires spécifiques de sociétés occidentales qui revendiquent le monopole de la modernité. Dans cette perspective, les sociétés africaines ne peuvent que reproduire le modèle des sociétés chargées de les engager dans la modernisation. Pour « réussir », on ne leur a pas demandé d’innover à partir de leurs dynamiques internes et d’orienter le changement dans le sens de leurs systèmes de référence...
Si le développement est « une croyance occidentale », sa faillite consacre aussi la faillite du capitalisme en Afrique noire. Dans les sociétés africaines, le vrai pauvre est celui qui n’a pas de parenté : l’esprit de famille et le principe de la réciprocité enracinent les rapports économiques dans le maillage des rapports sociaux. Compte tenu du poids de ce cadre social et culturel, les Africains ont tendance à prendre leurs distances à l’égard d’un modèle de développement pour lequel les inégalités socio-économiques sont considérées comme un des véritables moteurs du progrès. Ils remettent en cause une modernisation économique imposant la destruction du lien social. Peu d’Africains sont disposés à assumer une modernité aliénante qui vise à instaurer une manière d’être et d’agir centrée sur l’individualisme propre à l’Occident moderne.
Dans les villages et les quartiers du continent, au coeur de déchéances multiformes, des acteurs anonymes témoignent cependant de l’inventivité des sociétés et de leurs capacités d’innovation face aux mécanismes de paupérisation. L’échec d’un modèle unique de développement ne doit pas cacher les dynamismes inédits apparus dans de nombreux pays du continent depuis les années 70 : auto-organisation des communautés paysannes ; expériences de développement local et de promotion collective ; mouvements sociaux dans les quartiers urbains ; émergence d’entreprises locales amorçant des poussées d’industrialisation ; prise de parole, création d’une presse privée, critique dynamique et revanche des sociétés face à l’Etat ; naissance et rayonnement des communautés de chercheurs et de scientifiques, de penseurs, d’écrivains et d’artistes de réputation internationale...
L’ampleur des changements impose un nouveau regard sur l’économie réelle dans ces sociétés. Ainsi, les schémas d’analyse classiques s’avèrent-ils inadaptés lorsque, par exemple, des acteurs économiques ne sachant ni lire ni écrire les langues occidentales se propulsent au centre des mécanismes d’accumulation des ressources, comme le montrent les grands commerçants haoussas et yorubas, au Nigeria, ou les célèbres Nana Benz de Lomé, Cotonou, Kinshasa ou Douala. On connaît le dynamisme des femmes qui investissent massivement les entreprises informelles en plein essor dans les villes africaines, et l’impact que cela ne peut manquer d’avoir sur les structures familiales.
Les capacités d’innovation, la réinvention des traditions et la résurgence des savoirs endogènes sont la réponse de ces sociétés au resserrement des contraintes structurelles et leur riposte à la violence d’un capitalisme sans entraves. Au-delà de la « débrouille », ces pratiques populaires sont les formes concrètes d’une socio- économie enracinée dans les cultures du terroir. Ainsi, les crédits sous forme de tontines apparaissent comme un système de prestations totales, où l’on échange non seulement « de l’argent et du travail, mais aussi des repas, des rites, notamment de deuil, des obligations d’amitié et des conseils ». L’accès à la modernité économique n’est donc pas incompatible avec l’articulation des rapports entre l’argent et la parenté.
En fait, la renaissance du mouvement associatif en Afrique subsaharienne se traduit par des expériences d’un développement solidaire. Dans un contexte où les programmes élaborés par les experts s’appuient sur des hypothèses prétendument scientifiques, affirmant l’universalité de la catégorie homo oeconomicus opposé à homo africanus, ces expériences doivent être perçues comme une véritable solution de rechange à la structuration d’une nouvelle économie barbare se construisant sur les ruines de la société. Les formes de créativité qui se déploient en marge du système dominant, selon une sorte d’« intelligence de la ruse », sont un mode de subversion du système occidental de développement. Les Africains, habités par un imaginaire bien éloigné du consensus de Washington, organisent ainsi la rupture et la déconnexion à l’égard des logiques de violence et d’exclusion inhérentes à l’esprit que l’Occident veut imposer à l’ensemble de la planète. Ces tactiques et stratégies multiformes - conduites « déviantes » - sont le signe de la vitalité et de la renaissance des sociétés et cultures africaines. Par ces pratiques populaires, l’Afrique est sans doute le continent qui résiste le mieux au nivellement mondial.
L’Afrique ne refuse pas le développement. Elle rêve d’autre chose que de l’expansion d’une culture de mort, d’une modernité aliénante qui détruit les valeurs fondamentales chères à l’homme africain. Dès lors, si le continent noir semble en marge, c’est pour mieux affirmer sa présence au coeur des enjeux de cette fin de siècle. L’Afrique apparaît ainsi comme le continent de l’avenir . Dans un monde privé de sens, elle rappelle qu’il existe d’autres manières de voir le monde et de vivre que le modèle d’économie et de société qui enferme les êtres humains dans l’univers des objets et la dictature de l’instant, en s’obstinant à faire croire que le seul cogito valable est désormais « Je vends donc je suis ».
Jean-Marc Ela
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