Après la maison de ventes aux enchères Gaïa,
Artcurial et Pierre Berge & associés se lancent dans
l'art africain contemporain. Sans que les oeuvres,
pour l'instant, rencontrent le succès de l'art dit tribal
auprès des collectionneurs. Explications.
NICOLAS MICHEL
Acheter de l'art africain
contemporain ? Allez-y,
c'est le moment !
« Le contexte est très
bon pour l'investisseur,
explique Fabian
Bocart, directeur des recherches quantitatives
chez Tutela Capital. Les prix sont
plus que raisonnables pour des travaux
de grande qualité. On peut s'offrir des
pièces de maître pour 12000 euros ! » Et
il poursuit : « Nous sommes à l'aube de
ce qui va se passer quand les Africains
vont se rendre compte de leur richesse.
Profitons-en ' Achetons avant qu'ils
ne se réveillent ! » Les propos peuvent
paraître cyniques, mais ce sont ceux
d'un homme dont le job est de conseiller
des collectionneurs qui veulent placer
de l'argent et considèrent l'art comme
un investissement. Rien à voir avec un
mécène ou un philanthrope.
En la matière, il a raison: les Africains
sommeillent encore. Ou du moins dormaient-
ils à poings fermés, le 24 octobre
dernier, lors de la vente « Africa
scènes I » organisée par la maison Artcurial
à Paris. Sur plus de quatre-vingts
oeuvres mises aux enchères ce jour-là,
seules vingt-trois ont trouvé preneur,
pour un montant total de 209073 euros.
Le record étant atteint par un tableau
de l'école Tingatinga signé R. Chiwaya
(Gold Spotted Léopard & Fnend thé
Songbird) adjugé à 36800 euros. C'est
peu, notamment comparé aux prix
atteints par l'art dit tribal lors des ventes
aux enchères du même type. À titre
d'exemple, un cavalier sénoufo de Côte
d'Ivoire était vendu quelques mois plus
tôt, chez Sotheby's, pour la bagatelle
de 336750 euros. Et lors de la même
vente, une statue d'ancêtre hemba de
RD Congo atteignait 840 750 euros !
Et voilà ! Les mots à ne pas écrire l'ont
été et il est déjà possible d'entendre
les spécialistes pousser des hauts cris
contre l'impudent journaliste. Attention,
terrain glissant ! Art contemporain
et art ancien, fussent-ils tous deux
africains, ne peuvent - ne doivent -
en aucun cas être mis dans le même
panier. Explications de Pierre Jaccaud,
directeur artistique de la Fondation Blachère
: « Le marché de l'art dit ethnique
a eu le temps de se construire - des collections
importantes ont été bâties. Les
pièces africaines viennent aujourd'hui
majoritairement des collectionneurs
occidentaux. Il existe un vrai business,
des revues spécialisées, des galeries, des
musées... Le marché de l'art contemporain,
par définition, est récent. » Même
son de cloche chez Nathalie Mangeot,
commissaire-priseur de la maison de
ventes aux enchères Gaia : « L'art traditionnel
appartient à l'Histoire, il y a un
véritable recul. De grandes collections
associées à la création française -je
pense notamment à celle du surréaliste
André Breton - ont été vendues et
le marché a explosé. » Ainsi, en intégrant
l'esthétique africaine dans leurs
tableaux, des artistes comme Pablo
Picasso (Les Demoiselles d'Avignon),
Amedeo Modigliani (Tête de Caryatide")
ou Alberto Giacometti (Femme
cuillère) ont sans le savoir favorisé le
goût occidental pour les arts cultuels
d'Afrique. Les pillages de la colonisation
puis l'appétit des marchands se
sont conjugués pour que les plus belles
oeuvres se retrouvent en Europe ou
aux États-Unis. « L'art classique a une
longueur d'avance, il a été validé par
l'Histoire », conclue Jean-Philippe Aka,
directeur de la Heartgalene (Paris) et
consultant sur la vente organisée par
Artcurial. Somme toute, rien de surprenant
: la réalité est identique si l'on
compare l'art contemporain occidental
à l'art moderne. Les prix des oeuvres de
Damien Hirst ou de Jeff Koons n'atteignent
pas ceux de Gustav Klimt ou de
Pablo Picasso...
Pour osée qu'elle soit, la comparaison
a tout de même le mérite de mettre
en lumière les obstacles qui empêchent
- pour l'instant - l'art africain contemporain
d'acquérir la place qu'il mérite
sur le marché international. S'ils sont
nombreux, ceux qui protestent contre
le pillage patrimonial dont l'Afrique
fut la victime, parfois consentante,
des années durant, plus rares sont ceux
qui décident d'investir pour acquérir
le patrimoine du temps présent. Sur
le continent, peu de collectionneurs
de galeries, de musées intéressés par
les oeuvres des plasticiens africains
« Pour que le prix d'une oeuvre monte
dans une vente aux enchères, il faut
que deux offres s'affrontent, explique
Jean-Philippe Aka Les Africains
doivent se mobiliser Tout comme les
Chinois ont acheté de l'art chinois
pour soutenir leurs artistes » Natha
lie Mangeot poursuit. « C'est un gros
problème pour le marche, et pour les
artistes, de n'avoir que des collectionneurs
qui vivent en Europe II faudrait
une vraie reconnaissance institution
nelle nationale » Et il est vrai que cette
dernière est loin d'être au rendez-vous
Hormis quelques exceptions toujours
mises en avant - la Fondation Zmsou
au Bénin, ou le cas particulier de I Afrique
du Sud -, rares sont les initiatives
menées en faveur de l'art en Afrique
subsaharienne Peu professionnelle,
la filière manque aussi de publications
spécialisées permettant de médiatiser
le travail des Chéri Cherm, Barthélémy
Toguo, George Lilanga ou encore John
Goba « II n'y a pas assez d acteurs '
s'exclame Pierre Jaccaud Le jour où
les entreprises africaines vont croire
en leurs propres artistes, les prix vont
monter »
En France, l'intérêt pour les artistes
africains demeure marginal Pas de
musée dédie comme le Smithsonian
National Muséum of African Art de
Washington, des expositions collecti
ves si rares qu'on peut citer les prin
cipales de tête (« Les Magiciens de la
terre », 1989, « Africa Remix », 2005),
bref, une présence ponctuelle peu visi
ble « En France, la politique culturel
le est téléguidée par la diplomatie »,
affirme le galeriste belge Pascal Polar,
qui défend le travail du Franco-Soudanais
Hassan Musa « II est frappant
de voir qu'à l'heure du cinquantenaire
des indépendances africaines il n'y a
rien eu d important dans les musées
français, alors que la Belgique et
l'Allemagne ont propose de grandes
manifestations En France, zéro,
nada, la diplomatie française ne
s'intéresse plus a l'Afrique Avec
le franc-parler qui est le sien il
ajoute « En Afrique, les dirigeants ne
s'intéressent pas à la culture Les arts
plastiques ne sont pas défendus par le
monde africain, qui méconnaît parfois
sa propre culture Ceux qui ont de l'argent,
c'est Rolex et compagnie
Conséquence ce sont les Occidentaux
qui déterminent le goût et « font » les
prix « Ils achètent en fonction de l'image
qu'ils ont de l'Afrique, explique Fabian
Bocart Passionnés par l'art tribal, ils
cherchent a s'en rapprocher » Preuve de
cette tendance l'oeuvre Ancestors Gaze,
de Brahim el Anatsui, réalisée avec des
morceaux de bois rappelant des sculp
tures anciennes a atteint 35 200 euros
lors de la vente Artcurial
De quoi désespérer, Certes pas
Même si, selon l'indicateur de Tutela
Capital, les prix auraient baisse de 10 %
a 20 % sur les dix dernières années, des
éléments tangibles permettent de pen
ser, comme Jean Philippe Aka, qu'on
est « à la veille d'un déclenchement ».
La maison Gaia a donné une impulsion
fondatrice en organisant des ventes de
manière régulière - ce qui n'a pas eu
l'air de plaire a quelques individus
prompts a s'arroger la « paternité » d'un
artiste « II n'y a aucune raison de ne
pas persévérer, soutient Nathalie Man
geot D'autres s'y mettent, nous avons
eu raison de nous atteler a la tâche »
On l'a vu Artcurial vient d'emboîter le
pas Et en mai dernier, à New York, la
vente Africa de Phillips de Pury & Com
pany totalisait 1401038 dollars, avec
une oeuvre de Yinka Shonibare (Man
on Umcyde) vendue a 108100 dollars
(77 000 euros) Le 23 novembre prochain,
la maison Pierre Berge & associes
proposera cent soixante ans de
photo africaine aux amateurs Autre
preuve de l'intérêt suscite par l'art africain
contemporain Robert Devereux,
l'ancien partenaire et beau-frère de
Richard Branson, le patron de Virgin,
a vendu pour près de 300000 livres
(352000 euros), chez Sotheby's
(le 3 novembre), sa collection d'art
contemporain occidental pour créer
l'African Arts Trust visant à soutenir
les plasticiens africains
« Le contexte est favorable, il
faut en profiter », clame Jean Phi
lippe Aka Et ce n'est pas Fabian
Bocart qui le contredira « II est
aujourd hui possible d'investir sans
supporter le risque politique et en
bénéficiant de la croissance écono
mique africaine » Tout en gardant
en tête que tout ne se passe pas dans
les salles de vente, et que ce n'est pas
parecqu'un artiste se vend à des millions
de dollars que l'Histoire retiendra
son nom Pour Jean Philippe Aka, une
seule certitude « La révolution, c'est en
Afrique qu'elle se fera. » •
d'après une article du Magazine Jeune Afrique.