| 
												Les arts premiers : nomenclature politique ou arts singuliers ?
 Eugène Berg
 Diplomate, ancien ambassadeur en Namibie, au Botswana et aux îles Fidji. Auteur notamment de 'Non-alignement et
 Nouvel ordre mondial' (PUF, 1980), 'La Politique internationale depuis 1955' (Économica, 1990) et 'Chronologie
 internati''o''nale : 1945-1997' (PUF, « Que sais-je ? », 4e éd, 1997). Collabore depuis le n° 19-20 au travail de recension
 effectué dans la revue 'Le Banquet'.
 
 L'inauguration du Musée du Quai Branly, au moment même où s'ouvrait le
 deuxième sommet France-Océanie, fut un des grands moments culturels du
 quinquennat de Jacques Chirac. Il lui sera sans doute ce qu'aura été le Centre
 Beaubourg pour Georges Pompidou, le Musée d'Orsay pour Valéry Giscard
 d'Estaing et la Grande Bibliothèque pour François Mitterrand. Qu'exprime ce
 lieu qui a fait depuis son ouverture l'objet d'un réel et soutenu engouement
 populaire et de contestations non moins fortes d'une partie de la communauté
 scientifique et muséographique ? Comme l'écrit d'emblée Bérénice
 Geoffroy-Schneiter, ce n'est « point hasard si notre Occident en quête de
 spiritualité et de repères se tourne désespérément vers ces voyageurs de
 l'invisible ». Et de rappeler que l'appellation géographique de Musée du Quai
 Branly ne reflète que bien timidement sa fonction. Jean Cuisenier souligne
 qu'au plus haut niveau de l'État l'on peine à identifier les nouveaux champs
 qu'une politique de la culture veut doter. S'agit-il de mettre en valeur l'art
 primitif, l'art des peuples premiers ou l'art des lointains, pour ne rien dire des
 Arts sauvages, selon le titre de l'ouvrage de Claude Roy paru en 1998 ?
 D'où l'intérêt de la réflexion d'ordre philosophique de François Warin. À partir
 d'une observation sur l'art du tissage, il nous rappelle que Platon utilisait le
 paradigme du tissage, qui, le nom l'indique, met, en parallèle (para) les
 structures complexes du tissage et de l'art politique pour nous montrer leur
 analogie et pour nous donner à voir et à penser ce qui constitue précisément la
 cité. De cette considération procède la recherche de la généalogie des Arts
 premiers. Car dans un horizon darwinien, les artefacts recueillis, quand ils n'ont
 pas été considérés comme les marques de superstition diaboliques ou comme
 de simples curiosités relevant de Naturalia, apparaissent comme des
 survivances fossiles d'un stade archaïque de l'humanité. Le renversement de
 cette hiérarchie dépréciative ou la translation romantique du mot « primitif »
 marquent cependant encore ce terme qui continue en France, faute de mieux, à
 1
 être utilisé. En effet, l'art nègre masqué par l'époque qui assimilait art africain et
 art océanien, devenu péjoratif, a été justement rejeté. « Art premier » est un
 syntagme équivoque, seul l'art préhistorique méritant ce qualificatif. Pourtant,
 au-delà de la chronologie, il pourrait être attribué à ce qu'il révèle l'excellence,
 celle de l'Urkunst qui a été considérée comme une expression du fond de la
 psyché collective. « Art tribal », proposé par W. Fagg est une expression de
 plus en plus utilisée. Les Italiens parlent eux d'art ethnique, ce qui renvoie
 pourtant à une notion peu précise et correspond à la fausse idée d'un groupe
 aux mêmes origines dont l'art reproduirait le schéma d'origine. L'art tribal est
 confiné à l'art traditionnel, s'enferme dans une perspective exclusivement
 patrimoniale, perspective vitrifiée qui est, d'entrée de jeu, mort-née. Or, les
 plafonds de certaines salles du Musée du Quai Branly, oeuvre d'un artiste
 aborigène australien, témoignent de la vivacité de cet art. Le terme « arts
 primitifs » fut en vogue dans les années 1960. William Rubin réalisa encore
 en 1984 sa grande exposition au Museum of Modern Art de New York sur le
 thème « Primitivism ». Ce sont les marchands et collectionneurs belges,
 semble-t-il, qui ont remplacé primitivisme par « premiers », terme considéré
 comme plus vendeur. D'où, devant ces hésitations, le titre Arts d'Afrique, des
 Amériques et d'Océanie utilisé par les auteurs du Larousse. Les auteurs du
 Découverte Arts Premiers retracent principalement le long processus de
 reconnaissance des Arts premiers en tant que preuves d'art à l'égal des plus
 grandes réalisations des civilisations qui nous sont les plus familières.
 Du XVe au XVIIIe siècles, le regard occidental sur les productions indigènes se
 révèle tout à la fois curieux, émerveillé et loin des préjugés. Au XVIIIe siècle, les
 expéditions se voulurent plus objectives, mais excluent encore tout regard
 esthétique. Le XIXe siècle vit l'avènement des musées d'ethnographie où les
 objets furent considérés comme des spécimens, reliques d'anciennes cultures.
 L'oeuvre d'art n'avait pas encore acquis droit de cité. Ce n'est qu'au début du
 XXe siècle que les artistes d'avant-garde s'enthousiasmèrent pour l'art nègre.
 Pourtant, les recherches d'Ernest Grosse (The Beginnings of Art, 1897) allaient
 ouvrir la voie et introduire, enfin, une rupture profonde dans le regard porté sur
 les arts exotiques. Il jugea étrange que la population primitive « fasse preuve
 d'un grand talent en sculpture ». Si les primitifs produisent des oeuvres réelles,
 c'est en raison d'un mode de vie fondé sur l'observation des êtres et des objets
 qui les entourent. D'où les trois idées fondamentales qu'il dégage : l'art a une
 fonction sociale ; les productions des peuples sans écriture ne peuvent être
 appréhendées que dans le contexte des formes de culture où elles sont
 apparues ; la pulsion esthétique, expression que reprit Boas, le fondateur de
 l'ethnologie américaine (Primitive Art, 1927), est partagée par l'ensemble de
 l'humanité. Franz Boas ajouta : il y a art lorsqu'une maîtrise technique permet
 d'obtenir une forme parfaite, que celle-ci reproduise une image réelle ou donne
 réalité à une image mentale.
 Alors que les artistes et les surréalistes s'entichèrent de l'art nègre, le grand
 collectionneur féru d'art moderne Paul Guillaume (1893-1934) fut le promoteur
 de l'art nègre en Europe et aux États-Unis. Figure fondatrice de l'ethnologie
 allemande, Léo Frobenius (1873-1938) parla de « civilisation africaine ». Les
 missions se multiplièrent (Dakar Djibouti) ainsi que les expositions et les
 musées (Porte Dorée, Musée des colonies). À partir des années 1960, ce que
 l'on appelait encore l'art primitif a conquis un public de plus en plus large. Puis à
 la suite de bien des grandes institutions muséales comme le Metropolitan de
 2
 New York, le Louvre présenta en 2001, au pavillon des sessions, près de
 120 sculptures d'Afrique, d'Océanie et d'Amérique. Le Larousse présente le
 panorama le plus large des arts des trois régions principales en faisant
 peut-être la part belle aux arts d'Amérique et d'Océanie, les arts africains étant
 déjà largement couverts.
 Après le succès du premier volume des Arts premiers consacrés à l'Afrique,
 l'Océanie et l'Insulinde, Bérénice Geoffroy-Schneiter livre le deuxième volet de
 ses recherches sur les civilisations précolombiennes, amérindiennes, eskimos
 et aborigènes. Fresques hallucinées des palais précolombiens, parures de
 plumes des Indiens d'Amazonie, zemi taïnos, pour communiquer avec l'au-delà,
 confectionnées avec du coton, des coquillages, des cornes de rhinocéros, des
 miroirs, des graines, de la pâte de verre, d'os, d'or ou de résine, élaborés par
 cette classe sociale des Grandes Antilles qui rencontra d'abord Christophe
 Colomb sur la voie du Nouveau Monde, masques chamaniques des peuples
 eskimos, toutes ces réalisations révèlent la virtuosité technique et le degré de
 spiritualité de ces cultures. Quant à la seule Méso-Amérique, elle est riche de
 cultures diverses : Chichimèques, Mixtèques, Olmèques, Toltèques, Aztèques,
 sans parler des pyramides mayas qui, à elles seules, représentent toute une
 cosmogonie. Art prodigieux qui émerveilla Albrecht Dürer, avant d'effrayer
 Charles Baudelaire. Que retenir de ce voyage de fureur et de sang ? Ces idoles
 de Mezcala, d'une simplicité étonnante, proche de l'art des Cyclades. Les
 pyramides de Teotihuacan, l'âge d'or des Mayas, avec leur écriture riche de la
 divination, ces Atlantes et guerriers expression de l'art militaire des Toltèques,
 avec les Chac mool, qui impressionnèrent tant Henry Moore qui ne fit que les
 reproduire dans la série de ses Recycling Women. Ou encore l'art crépusculaire
 aztèque, l'art des Andes et de l'Amérique centrale, avec son mirage de l'El
 Dorado. Comment ne pas être ébloui par ces statuettes en or repoussé, du
 nord péruvien, ces Vénus de Valdivia, nées 3 500 ans avant notre ère sur la
 côte équatoriale du Pacifique, tendres ébauches de féminité ? Qui n'a pas eu
 l'occasion d'admirer le microcosme vivant et bigarré que décrivent avec saveur
 les vases bichromes de la céramique mochica ? Représentations de chasse, de
 pêche, de guerre, voire de coïts endiablés, parlent un langage réaliste,
 relativement rare dans l'art précolombien. Si l'on excepte l'Égypte, peu de
 civilisations semblent avoir autant traduit la fascination de l'or que les cultures
 qui fleurirent dans les Andes du Nord-Ouest entre 1 000 et 1 500. Sous la
 plume des conquistadores, vit le jour, trahissant leur totale incompréhension, le
 mythe de l'El Dorado, l'Indien doré.
 Alors que les ethnologues ont reconstitué l'extraordinaire symbolique attachée
 au métal précieux, jaune, « sueur et larmes du Soleil », les arts d'Océanie font
 l'objet de la dernière partie du Larousse. Quelques exemples de tissage, de
 tapa, sur l'écorce battue, largement utilisés de nos jours comme cadeaux,
 offrandes, témoignages de respect, rares exemples de poterie dite Lapita, du
 lieu originaire de Nouvelle-Calédonie, poteaux fétiches (tiki), boucliers, lances,
 masques… Sachant que le département des arts océaniens est le plus fourni
 au Musée du Quai Branly, il n'est pas étonnant que La Découverte ouvre ses
 pages avec certains de ces objets les plus représentatifs : crochets Sépik, en
 bois, en os et crâne de Nouvelle-Guinée, supports d'offrandes des îles Gambier
 de Polynésie…
 
 
 
 |