La collection Kerchache aux enchères
Le 21 mai 2010 à 01H00 - LesEchos
Je me souviens de Jacques Kerchache, épuisé mais rayonnant, réglant l'implantation des vitrines au millimètre près. (…) A mes yeux, ces salles sont le reflet de son âme. Elles reflètent son amour des oeuvres et des hommes qui les ont créées » (1). C'est Jacques Chirac qui témoigne ainsi de son amitié envers Jacques Kerchache en décrivant son implication lors de l'ouverture du pavillon des Sessions du Louvre, dont les dix ans d'existence viennent justement d'être fêtés.
Il était né d'un père mi-kabyle mi-catalan et d'une mère belgo-helvético-hollandaise. Il avait épousé Anne, mi-sénégalaise, mi-vietnamienne. Et, dès l'âge de douze ans, ayant rencontré par hasard l'écrivain et journaliste Max-Pol Fouchet, qui le prend sous son aile, il cherche à découvrir les cultures du monde. Les 12 et 13 juin prochain, l'étude Pierre Bergé et Associés disperse le contenu de ses pléthoriques collections : 403 lots estimés 4,9 millions d'euros.
Son épouse a manifestement conservé des momies tatouées susceptibles de déclencher des polémiques ainsi que des sculptures vaudoues qui devraient être l'objet d'une exposition ultérieure. Dans le cercle des arts primitifs, l'excitation relative à certaines pièces mises en vente est grande. La part consacrée aux arts premiers (une expression qu'il a d'ailleurs inventée) dans les estimations est majeure : un peu plus de 4 millions d'euros.
Un goût éclectique
Mais son univers ne se limitait pas à cela. Jean-Jacques Aillagon, qui le connaissait bien depuis l'époque où il était directeur des affaires culturelles de la Ville de Paris, raconte : « Il avait un goût éclectique pour l'art amérindien, océanien, les animaux, ce qu'on appelle les "curiosas", certains artistes contemporains, et une fascination pour les objets symboles de mort. Et puis il avait une obsession pour la documentation exhaustive. Il voulait rassembler toutes les informations imaginables avec des revues rares et exotiques sur ses sujets de prédilection. Il en a fait don au Quai Branly. Un de ses grands projets était le recensement de toutes les sculptures majeures du monde. Il voyageait dans tous les pays en quête de ces oeuvres et constituait un catalogue mondial en découpant dans la documentation, dans un esprit à la Malraux. Il a rencontré Jacques Chirac vers 1990. Il est clair que son discours sur les arts premiers a trouvé sa place dans l'esprit du président. Dans sa maison du 14e arrondissement, il avait un goût prononcé pour l'accumulation des objets. »
Ce personnage singulier, d'une pugnacité remarquable et quasi monomaniaque, cet ancien marchand très contesté dans le monde des musées, s'était par exemple intéressé à partir de 1992 aux insectes et autres papillons. Gilbert Lachaume, expert en entomologie, raconte : « Je l'avais rencontré à l'occasion d'une vente à Drouot. Il s'était mis au premier rang et m'avait prévenu qu'il allait enchérir. Il a fait l'acquisition du tiers de la vente. Par la suite, nous avons travaillé ensemble pendant huit ans. Son propos consistait à constituer des thèmes comme les géants ou les monstres, par exemple, et à chercher des spécimens qui constitueraient une progression. Il était mû par un intérêt esthétique, non par un regard de collectionneur spécialiste. » Par la suite, Jacques Kerchache a revendu de nombreuses boîtes d'insectes. 68 sont mises en vente, depuis un phryne du Pérou (insecte velu à grandes antennes) estimé 170 euros jusqu'à une série de cinq scarabées du Costa Rica à reflets verts métallisés, moins connus sous le nom de « plusiotis », estimés 2.000 euros.
Une dizaine de pièces de monnaies anciennes sont présentées dans le catalogue tels des objets d'art comme un exemplaire byzantin en or représentant le Christ dans un style archaïque, daté des années 1042-1055, estimé 300 euros. Il y a beaucoup d'images de morts dans la collection Kerchache, d'un écorché médical de 1,4 mètre de haut (2.000 euros) à une toile du XVIIe siècle italien attribuée à Giovanni Martinelli représentant un enfant éventré (6.000 euros).
Dans l'art contemporain il avait des affinités fortes avec les artistes français Sam Szafran -un de ses « Escaliers anamorphiques », un fusain, est estimé 40.000 euros -et Paul Rebeyrolle - la toile « Bacchus attablé » à la pâte épaisse est estimée 40.000 euros.
Mais les chefs-d'oeuvre sont dans la catégorie arts primitifs. En 2006, le marchand espagnol Antonio Casanova s'était vu confier la vente de 20 pièces de la collection Kerchache, dont une pour plus de 1 million d'euros. « C'est un grand oeil de notre époque. Il aimait constituer des ensembles et découvrir des arts négligés. Le goût pour la statuaire Mumuye du Nigeria, c'est lui qui l'a "inventé". Par la suite, il a été le conseiller de collectionneurs comme l'Aga Khan ou François Pinault. Dans cette vente, les grands objets sont présentés avec des estimations assez faibles pour attirer les enchérisseurs. »
Une fascination pour le vaudou
La « star » de l'opération est une statue représentant un roi Tshokwe d'Angola d'une facture classique aux yeux des collectionneurs d'art primitif. La sculpture de la coiffe sophistiquée et le surdimensionnement des mains lui donnent un caractère expressionniste. Elle est estimée 1 million d'euros. Mais Jacques Kerchache appréciait aussi les oeuvres d'une veine plus brute, qui ont moins la cote sur le marché, comme l'explique Pierre Amrouche, expert pour la vente. Le collectionneur était fasciné par le culte vaudou, dont fait partie un « objet de protection » Fon du Bénin représentant un personnage masculin auquel a été lié un crâne d'animal. Ce « Botchio », qui éloigne la mort, est estimé 10.000 euros.
Un jour, alors que Jean-Jacques Aillagon se trouvait avec Jacques Kerchache au domicile de ce dernier, la conversation porta sur les faibles chances de réélection de Jacques Chirac, menacé par Edouard Balladur. Le collectionneur dirigea ses regards vers tous les objets vaudous qui l'entouraient et dit : « Ne t'en fais pas, tout est branché. » Effet vaudou ou pas, Jacques Chirac fut réélu.