Jacques Kerchache
Vie des objets de surface
Les objets rituels, masques, statues, mobilier, utilisés en surf ace, jouent dans la société africaine traditionnelle, m rôle bien plus important que les objets funéraires, destinés à'être enterrés. Il faut leur adjoindre une petite quantité de pièces au double emploi (parures, mobilier sacré) qui accompagnent le mort dans sa tombe, comme à Igbo-Ukwu au Nigeria, ou certains objets funéraires trouvés fortuitement et réutilisés en surface, comme chez les Kissi en Guinée, ceux de la culture nok ou de celle d'Owo au Nigeria.
En Afrique, les esprits sont partout présents. Un homme devient souvent plus important après sa mort que pendant sa vie. Les signes de surface fonctionnent par ensembles et sous-ensembles, dans un rapport étroit entre le rôle qu'ils jouent et celui de leurs manipulateurs ; il existe des objets collectifs (souvent les masques), semi-collectifs (de nouveau les masques et une petite partie de la statuaire) et ceux -particulièrement des statuettes- réservés aux sages, mémoire vivante de la communauté. Ceux-ci réactualisent continuellement les objets dans les relations qu'ils entretiennent avec le monde extérieur (événements historiques, contacts avec l'islam, le christianisme, migrations, guerres, alliances) et le monde intérieur (esprits, mort, rêves). Autour des fonctions et des usages, vont s'établir des systèmes de manipulation cyclique extrêmement complexes et de protection.
Vous pouvez passer votre vie en Afrique sans voir une statue en fonction ; elles ne sont pas seulement cachées à l'étranger, mais aussi à une grande partie de la communauté. Pendant près d'un demi-siècle de présence, l'École française d'ethnologie, avec Griaule, n'a eu que très peu accès à la statuaire dogon sacralisée. Les membres de l'équipe ont vu des masques (collectifs), des sculptures désacralisées, ils ont même provoqué la création de nouveaux supports, comme le masque Madame ou le masque ethnologue.
Du XVIIe siècle à nos jours, nous observons ainsi dans l'iconographie des récits de voyages, l'apparition d'armes, d'instruments de musique collectifs, de mobilier, de parures, et de quelques très rares documents plus intéressants : ils montrent un Africain, à qui on vient de botter le derrière, entouré de statues pour donner à l'image une dimension fétichiste. N'oublions pas le dernier venu... le masque fait pour le touriste...
En réalité la plupart de ces " trompe-l'œil " permettent de dissimuler la sculpture sacralisée et l'attitude des usagers face à cette statuaire. Ceux-ci se comportent envers chaque statuette comme envers m individu. En Afrique, il existe encore de nombreuses statues soigneusement cachées et elles n'apparaîtront que lorsqu'elles n'auront plus d'intérêt pour leurs manipulateurs. Car elles bénéficient d'un système de protection très élaboré.
La confection d'un signe de surface commence par le choix du matériau (qualité de l'essence de l'arbre), le moment où il sera abattu, les techniques de trempe (marécage, boue) et la cuisine des patines (huile, miel, cire d'abeille, fumée, peinture), puis les sacrifices rituels (sang, bière de mil). Enfin interviennent leur emplacement (temple, autel familial, grotte, grenier, coffre), leur emballage (souvent des paquets de tissu énormes par rapport à la taille de l'objet) et leur entretien ; certains hommes peuvent en être responsables sur leur vie. Il arrive que lors d'événements inquiétants, comme au Cameroun dans les années 60, au moment de la révolte des Bamiléké, les rois confient leurs objets sacrés à des notables habitant très loin de la chefferie.
La confection d'objets de remplacement entre aussi dans les systèmes de protection : c'est-à-dire la fabrication rapide d'une statue qui n'était pas sacralisée, à l'intention des missionnaires, administrateurs ou ethnologues de passage. Le sentiment de supériorité de ces personnages faisait qu'ils ne pouvaient imaginer un seul instant les Africains se moquant d'eux. Les missionnaires réclamaient les idoles, et pendant la nuit, les Africains, en s'amusant, fabriquaient un objet de remplacement. Le lendemain ils donnaient leur vierge de " Saint-Sulpice " tout en conservant leur vierge " romane.". Ils desserraient ainsi la pression. Cette pratique se maintient. A de multiples reprises, après des nuits de palabres, des Noirs m'ont présenté, avec tout un cérémonial, un énorme paquet contenant un masque ou une statue. Je leur disais : " Vous l'avez fabriqué cette nuit, vous me prenez pour un enfant. " Nous éclations tous de rire, établissant alors une relation de complicité magique. Combien de touristes, chez les Dogon, ont été réveillés, en pleine nuit, entraînés dans une case, l'un après l'autre, par un ancien, qui leur présentait avec mille précautions la porte du grenier à grains des ancêtres. Le lendemain dans le car, ils avaient tous la même porte, faux objet avec des réparations traditionnelles. Tous ces subterfuges pour dissimuler l'existence d'objets véridiques et assurer ainsi leur conservation.
Mais sur les signes de surface, pèsent aussi les décisions politiques ou religieuses. Plusieurs exemples peuvent illustrer ce genre de destruction. Vers 1400 après un conflit, un lignage quitte la ville sainte d'Ifè et s'établit entre cette ville et Bénin. Les terres cuites d'Owo, merveilleuses de délicatesse et uniques dans leur conception en Afrique, seront brisées deux générations plus tard par l'armée du Bénin. Lors de la conquête du territoire edo par les Tomba, des villages entiers ainsi que tous les objets furent anéantis. En 1897, le vice-consul anglais souhaite rendre visite au roi du Bénin pendant les cérémonies de l'igue. Celui-ci refuse car il est invisible pendant cette période. Cela donnera lieu à l'expédition punitive des Anglais contre la ville et au pillage d'environ quatre mille objets. Mis en vente l'année suivante à Londres, ils se trouvent de nos jours principalement au British Muséum et au musée d'Ethnologie de Berlin et dans de nombreuses collections publiques et privées.
Ajoutons les destructions des armées coloniales, la suppression de milliers de signes de surface pendant la guerre du Biafra par les Haoussa, par le chef Mukenga Khalemba chez les Bena Lulua, les bombardements de Kadhafi sur Djamena, entraînant le saccage du Musée national, l'incendie de la bibliothèque et l'anéantissement de sites archéologiques voisins.
On peut évoquer également les destructions provoquées par la propagation de l'islam, les autodafés des missionnaires, les pratiques des cultes syncrétiques : le " culte mademoiselle " entre 1940 et 1964 au Gabon et au Congo ; le culte de massa chez les Sénoufo en 1953 ; le Spirit Movement entre 1920 et 1930 au Nigeria. Et, pour finir, mentionnons les collectes systématiques des grands musées ethnographiques, la vente par les Africains eux-mêmes de certaines pièces pour répondre à la demande croissante. " Au Cameroun, au moment de l'Indépendance, on vit paraître sur le marché des " Arts primitifs " d'authentiques pièces anciennes, souvent très importantes, vendues à des prix très élevés, par les monarques eux-mêmes en plein accord avec leurs notables. " (P. Harter)
Nous ne pouvons évidemment pas corriger le passé mais il nous appartient d'éviter de nouveaux désastres. S'il n'y avait eu l'intérêt d'artistes et de poètes, comme Picasso, Matisse, Derain, Apollinaire, Fénéon, celui des marchands et des amateurs pour l'art africain, celui-ci n'aurait pas dans le patrimoine culturel de l'humanité la place qu'il occupe. Les Africains, pour l'instant, ne s'intéressent guère et de cette façon à leurs objets (je ne connais d'ailleurs pas un seul grand amateur d'art noir en Afrique). Pourtant l'avenir du patrimoine archéologique africain situé dans le sous-sol leur appartient. Laissons les Africains décider du développement qu'ils voudront donner à la muséographie dans leur pays ; soyons simplement disponibles pour collaborer avec eux, s'ils le demandent, à entreprendre par exemple des fouilles scientifiques, comme celles de T.Shaw à Igb0-Ukwu au Nigeria. Efforçons-nous surtout d'anoblir le regard que nous posons sur les arts noirs.
Mort des objets de surface
Je ne parlerai pas de la destruction par les cataclysmes naturels ou par les termites ou les rongeurs, ce qui arrive lorsque les objets sont désacralisés et laissés à l'abandon. Mais le plus souvent, ils sont détruits par les usagers eux-mêmes. En 1889, le père Noël Baudin s'étonnait : " Dans les premières années de mon séjour à la côte des Esclaves, notre voisin, le grand féticheur, étant mort, on avait mis hors de sa case tous ses fétiches [,..]je demandai aux Noirs pourquoi ils traitaient ainsi leurs dieux, ils m'affirmèrent que les dieux n'y étaient plus, alors toutes les statues et autres symboles des dieux, désormais inutiles, avaient été jetés hors de la case. " J'ai souvent vu des enfants jouer avec des sculptures très belles, chez les Fang du Sud-Cameroun ou se placer en riant un masque sur la tête. Ces objets, quels que soient leur authenticité, leur rôle passé, et leur qualité plastique, ne signifiaient plus rien pour la communauté.
Un masque peut aussi être fabriqué pour une cérémonie précise, comme les masques cikunza chez les Tshokwe, puis être détruit le lendemain de son utilisation. D'autres sont jetés car endommagés pendant une manipulation. Certains objets répondent de façon négative à leurs usagers et ils disparaissent. Sans compter les masques ou statuettes en herbe, boue, feuillages, matériaux éphémères et donc périssables.
Jacques KERCHACHE
Texte extrait de l'ouvrage : L'Art Africain par Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat, Lucien Stephan,1988, aux éditions Citadelles.
Sans méthode préalable, la passion de l'Afrique m'a propulsé au cœur du Gabon, m'a porté du Congo en Guinée équatoriale, de la Côte-d'Ivoire au Libéria, m'a conduit du Burkina Faso au Mali, de l'Éthiopie au Bénin, du Nigeria au Cameroun et de la Tanzanie au Zaïre. De ces expériences parfois difficiles, physiques certes, mais surtout intellectuelles et spirituelles, de ma participation à certaines cérémonies et à diverses manipulations d'objets, de mon immersion temporaire mais effective dans les cultes de l'ancienne Côte des Esclaves, je ne puis restituer aujourd'hui que des sensations, des impressions et je me garderai de toute affirmation.
Cependant, devant la sculpture africaine, il faut cesser d'avoir peur d'être profane et se laisser envahir par elle ; il faut s'en approcher, la fréquenter, se l'approprier, l'aimer. Lui offrir son temps, lui ouvrir sa sexualité, ses rêves, lui livrer sa mort, ses inhibitions, redécouvrir autre chose en soi. Sans lâcheté, ne pas hésiter à désacraliser, sans les rejeter, ses sources culturelles. Ne plus avoir cette taie sur l'œil et se laisser aller à la jouissance, se laisser gagner par la magie.
Même si nous ne pouvons contempler cette sculpture que par fragments, ceux-ci sont encore assez riches pour exprimer cet alphabet de signes-mères, de matrices auquel l'homme d'aujourd'hui, dans sa quête nécessaire d'universalité, peut et doit puiser. Car, en cette fin du XXe siècle, il y aurait danger à négliger l'apport de tous les " arts premiers " et en même temps ultimes ; ce sont là les ancêtres du futur. Les arts africains n'ont pas pour but de nous enseigner une certaine idéologie, mais de nous apprendre à regarder autrement. Il faut se garder du racisme subtil, c'est-à-dire penser qu'il faut être africain pour comprendre cette sculpture, attitude exotique qui n'est plus de mise. De même, nous ne pouvons continuer à traîner le boulet des événements historiques qui marginalisent dans des ghettos - les laboratoires, (quel mot pour parler d'une culture ! ) des musées d'Histoire naturelle - des œuvres majeures, de qualité universelle, qui voisinent avec des crânes, des fœtus, des vêtements, des chaussures... (Accepteriez-vous de regarder les œuvres de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Goya, de Matisse, exposées avec leurs pantoufles et leurs chapeaux?)
Autre recommandation : il ne faut pas aborder l'art africain par le biais de la date. D'abord, quelle que soit la culture observée, l'âge d'une œuvre n'a jamais été un garant de sa qualité ; les productions mineures, vulgaires et pauvres abondent aussi bien dans les cultures gréco-romaines; égyptiennes, asiatiques qu'au XVIIIe siècle français ou au XXe. Il faut ensuite dépasser les analyses (ethnomorphologiques, quantitatives et mathématiques) que pratiquent beaucoup de chercheurs. Concevez-vous de mesurer les sculptures du Bernin ou de Picasso pour en déterminer l'originalité, l'émotion ou la magie ? Et pourquoi se servir des objets -sans vraiment les regarder - comme prétexte à l'établissement d'une théorie de la société ? En fait, la beauté d'une sculpture n'est pas étrangère à sa fonction sociale, tout comme son rôle rituel ou magique n'interdit pas l'appréciation de sa beauté par ses utilisateurs. Plus l'objet a une fonction importante, plus ses qualités esthétiques sont évidentes ; un lien étroit unit fonction et beauté, l'une supportant l'autre en favorisant son éclosion et la seconde magnifiant la première en l'exaltant. Il faut éviter par-dessus tout de figer dans une unité tribale un ensemble d'objets, ou bien à l'inverse, de tout dissoudre. Il se passe actuellement une tentative de cet ordre avec les Dogon.
Contrairement à ce que certains "ethnologues" voudraient nous faire penser, l'Afrique ne vit pas dans un éternel présent. Il n'existe pas une seule conception de l'histoire. Ici comme ailleurs, les habitudes ont .changé, évolué et il en est de même pour la sculpture. D'autant que, selon l'origine clanique ou familiale de l'informateur sur le terrain, la statue aura des significations différentes et l'homogénéité du groupe observé sera tout aussi fluctuante que les attributions. Le mythe étant changeant, l'interprétation de ce mythe le sera aussi. Dans ce domaine, rien n'est jamais définitif. Un objet, en Afrique; est aussi mouvant que le verbe et les sculptures africaines sont le support de la parole.
Mais rien ne vous empêche, devant une sculpture, d'une qualité exceptionnelle, donnant une version originale du monde, de percevoir la volonté du sculpteur de traduire une idée.
Sculpture
Les œuvres à caractère naturaliste, comme les têtes d'Ifè, vous seront plus vite accessibles, car elles agiront sur votre registre culturel, visuel, sensuel, tactile. Ce sont des chefs-d'œuvre, certes, mais une variété seulement parmi l'énorme somme de solutions plastiques proposées par la sculpture africaine. Frobenius, en découvrant ces têtes en igio, les a immédiatement rattachées à la Grèce, en croyant avoir retrouvé l'Atlantide. Juan Gris, lui, déclare dans Action, en avril 1920, à propos de l'art africain : « II est le contraire de l'art grec qui se fondait sur l'individu pour essayer de suggérer un type idéal.» Et j'ajoute : ce serait tuer l'art grec que de le voir unique. Les œuvres d'Ifè sont totalement africaines ; si vous les regardez attentivement, vous constaterez rapidement que vous ne pouvez les confondre avec aucune autre sculpture au monde.
Mais devant l'art africain, plus vous serez agressé, dérouté, plus il vous faudra être attentif ; n'ayez pas peur de la commotion, du choc. Avant de vous exprimer, ne cherchez ni la signature ni la date. Attitude - que stigmatise J.-M. Drot - de la pensée systématique, étiqueteuse du monde occidental. Les sculptures africaines ne portent pas de signature et sont hors de notre chronologie. Retenez avec votre œil : «L'œil doit brouter la surface, l'absorber partie par partie, et remettre celle-ci au cerveau qui emmagasine les impressions et les constitue en un tout. L'ail suit les chemins qui lui sont aménagés dans l'œuvre.» (P. Klee.) Approchez-vous de ce que vous pouvez sentir, saisir, comme la sensualité contenue dans la sculpture africaine et ne pensez pas en termes d'expressionnisme, de cubisme ou de réalisme, ne croyez pas qu'un masque rit ou pleure. Me vous laissez pas séduire par les matières, l'or, le bronze, les patines laquées, sinon vous resteriez dans le Catalogue des opinions chic. Il y a aussi un temps de parcours autour d'une sculpture tridimensionnelle, indispensable à sa compréhension. Être actif devant une statue, c'est ce qui vous sera peut-être le plus difficile car nous vivons aujourd'hui dans le bidimensionnel, le règne des images. Cela modifie notre perception de la sculpture. Elle est de plus en plus absente de notre environnement, si ce n'est sous la forme de " monuments aux morts " ou de faire-valoir de l'architecture. Il convient donc d'exercer son œil afin de découvrir dans cette vaste production artistique, dans ce labyrinthe (dans ce livre, plus précisément la sculpture africaine) les temps forts, les signes-mères, autant d'expressions originales de la puissance de création et de la maîtrise technique.
Dimension
La sculpture africaine est, en général, de petite dimension, elle dépasse rarement un mètre, très rarement un mètre quatre-vingts. Cela ne l'empêche pas d'ailleurs d'exprimer une certaine monumentalité. Ces proportions tiennent de sa manipulation et de son usage à l'intérieur des structures où elle apparaît. Si la statuaire avait un rôle véritablement collectif, elle devrait et pourrait être vue de tous ; et c'est le cas lorsqu'elle s'incorpore à l'architecture. Cependant, même dans ces circonstances, on la rencontre très peu en Afrique : chefferies bamiléké, palais bamum, temples yoruba. Des sculptures de grandes dimensions existent dans certains sites funéraires, comme chez, les konso-gato d'Ethiopie, les bongo du Soudan, les giriama du Kenya, les sakalava et les bara de Madagascar, ou en tant que protection villageoise, clanique ou familiale, comme les bochio des fon du Bénin. Mais elles restent l'exception, alors qu'elles pullulent en Polynésie, en Mélanésie, en Micronésie, chez les Amérindiens, ou en Asie du Sud-Est. Car, a l'inverse des ethnies africaines, ces peuples vivent au niveau social (habitation) et au niveau mental (structures) dans un espace culturel plus collectif. De même, la statuaire monumentale en pierre, qui existe un peu partout dans le monde, des grandes stèles néolithiques de Filitosa en Corse aux mégalithes de l'île de Pâques, des statues colossales précolombiennes à celles, des civilisations païennes de l'Europe centrale n'est que peu présente en Afrique : chez les ekoi au Nigeria, les onso en Ethiopie ou avec les grandes pierres-lyres du néolithique au Sénégal. De plus, c'est dans la pierre que les artistes africains se sont le moins exprimés.
Contrairement aux sculptures, le masque, lui dont l'usage est souvent accessible à toute la collectivité, du moins masculine, peut se développer à loisir dans de grandes dimensions, comme chez, les Dogon, les Mossi, les Baga, etc. Il lui arrive même d'être "sur-dimensionné" par ses porteurs, montés sur des échasses, comme chez les dan de Côte-d'Ivoire ou les punu du Gabon.
Comme partout dans le monde, la sculpture tri-dimensionnelle africaine est apparue avec la sédentarisation, la maîtrise de la technique de l'agriculture permettant une fixation : cela se constate dans tout le Moyen-Orient, le Bassin méditerranéen (Cyclades, Malte, Chypre), la Chine, le bassin du Danube (Roumanie, Tchécoslovaquie) et en Afrique, au Niger, comme viennent de le confirmer les travaux de J.P. Roset. Cette technique va se découvrir ou se transmettre de façon plus ou moins lente et aboutir à. un ensemble de données comme l'écriture, la cité, l'État, l'armée et l'architecture. Ces sociétés d'agriculteurs-chasseurs-pêcheurs, plus ou moins guerriers selon les circonstances, vont produire une sculpture tri-dimensionnelle en général très petite et très proche conceptuellement, en tout cas sur le plan esthétique, de la sculpture africaine. Toutes ces statuettes font preuve dans l'agencement de leurs formes, dans leurs volumes, la précision de leurs lignes, leur réduction à l'essentiel, de leur refus de la copie naturaliste. Elles parviennent à un degré d'invention rarement atteint.
Parole
En revanche, partout où l'homme bouge, chez les chasseurs-cueilleurs ou les nomades-éleveurs (pygmées, bochiman, hottentots, peuls, masaï, comme les aborigènes australiens ou les indiens des plaines), la sculpture tri-dimensionnelle n'existe pas, ce qui m'empêche pas ces sociétés de s'exprimer de façon tout aussi passionnante, dans des domaines aussi divers que les arts du corps, la peinture rupestre, les dessins sur le sable, la gravure des calebasses, les ornements de cuir, les tissages, la chorégraphie, la musique, la danse et le chant, les mythes. Lorsque l'homme bouge, il emmène dans son sac l'essentiel...
C'est à ce point du parcours fait de compréhension et déplaisir qu'il convient de replacer l'œuvre dans son milieu socioculturel :
alors les ethnologues, les linguistes permettent de mieux comprendre le contexte des inventions stylistiques et de mieux les interpréter, D'autant que d'une région a l'autre, d'un ensemble culturel à un autre, la statue peut revêtir une signification totalement différente ou bien «la même fonction peut être exercée par plusieurs formes différentes et inversement une seule forme peut exercer plusieurs différentes» (J.-L. Paudrat). Chez les sénoufo, peu de signes permettent de distinguer tel masque qui inciterait les femmes à l'adultère et tel autre qui en réprimerait la pratique.
Les sociétés dites " primitives " n'utilisaient pas l'écriture, d'où le mépris avec lequel on les a abordées. Faut-il rappeler qu'en 1898 encore, on pouvait lire sous la plume d'André Michel, dans La Grande Encyclopédie : "Chez les nègres, qui comme toutes les races de l'Afrique centrale et méridionale, sont fort arriérés pour tout ce qui est affaire d'art, on trouve des représentations des hommes qui reproduisent avec une grotesque fidélité les caractères de la race nègre." Les traditions orales, on l'a compris maintenant, suppléaient à l'écriture et l'absence de celle-ci ne signifiait pas absence de culture mais bien plutôt un choix délibéré de la part des sages pour éviter de transformer les variations du mythe en un dogme immuable.
Par ailleurs, l'Afrique est en contact permanent avec l'islam depuis le VIIIe siècle, plus ou moins violemment. De ce fait, il y a évidemment de nombreuses affinités entre l'islam noir et l'Afrique traditionnelle, des événements vécus en réalité qui se retrouvent plus ou moins différés dans les mythes et apparaissent dans l'esthétique. Le cheval, par exemple, symbolise le temps de contact avec l'islam galopant ; incorporé dans la cosmogonie des peuples du delta intérieur et de la boucle du Niger, il représente la nécessité de trouver le temps de nouvelles paroles et de prendre de nouvelles décisions. Mais l'islamisation de Djenné, le long du fleuve Niger, vers 1040, ne va pas empêcher la production artistique de se développer dans tout le bassin du fleuve ; cela pas plus sur les dogon au Mali, où l'Empire songhaï arrive à son apogée au XVe siècle. On trouve des villages où vivent en communauté des peuls, des dogon, des bamana ou des peuples comme les edo et les tomba du Nigeria qui résistent aux pressions des fulani ou des haoussa islamisés. Cependant, l'esprit d'abstraction et de géométrisation de l'islam a certainement tenu un rôle subtil dans le domaine des masques comme dans l'habitat. Mais la pénétration fut sans aucun doute assez, souple et si le Coran interdit toute représentation humaine, l'islam en Afrique a pu vouloir détruire les idoles, il n'a jamais pensé à détruire la sculpture. Avec une foule "d'islams régionaux ", des contacts évolutifs entre le VIIIe et le XIXe siècle, on peut se demander si ce n'est pas l'Afrique qui a "négrifié" l'islam.
La tradition orale africaine ne se limite pas à des récits de fondations, d'émigrations, de luttes contre les envahisseurs, elle englobe tous les aspects de la vie, elle est une école concernant religion, connaissance et sciences de la nature, initiation à un métier, histoire, divertissements : elle engage l'homme dans sa totalité. Il faut apprendre à déchiffrer la sculpture, support de la parole, support du mythe en permanente évolution. Cette parole est parfois d'origine divine, elle présente un caractère sacré. Selon la mythologie dogon, «les premiers hommes étaient dépourvus de parole, inachevés, "secs", malheureux ; ils ne pouvaient réaliser aucun progrès puis Binon Serou reçut un enseignement de l'ancêtre Nommo au cours d'entretiens. Leur mode de vie s'en trouva transformé; de cueilleurs de fruits ils devinrent cultivateurs, la parole les rendit attentifs aux phénomènes atmosphériques et leur permit de régler leur calendrier agricole». (G. Calame-Griaule, Ethnologie et Langage, la parole chez les Dogon. ) Chez les bamana, le verbe est créateur et possède la double fonction d'invention et de destruction. L'importance des mots se retrouve partout en Afrique, d'où les chants rituels, les palabres, les discussions, les rencontres, et ce qui en découle, les marchés. A travers les paroles, passent le temps des fêtes, le temps sacré et, périodiquement, le temps de l'approche des esprits. Tous ces temps sont rendus rituellement présents à travers la parole visualisée, matérialisée sur certains objets. Par exemple, sur la glotte des statues dont les utilisateurs sont surtout des hommes (glotte, élément physiologiquement plus développé chez l'homme) ou sur des bobines de métiers à tisser. Le tisserand africain ne dit-il pas : «La navette tisse la parole.» On peut encore trouver cette parole signifiée par une bouche démesurée, une langue apparente entre les lèvres ou une lamelle de fer jaillissant de la bouche d'un bâton de commandement ou de prise de parole.
L'univers, chez les Africains, est conçu comme un équilibre fragile entre deux forces, la culture, ordre des institutions sociales et la nature, désordre incontrôlable, qui passe de la fertilité par la croissance jusqu'à la mort. Justement la sculpture africaine représente un élément de cette cohésion sociale, par sa présence dans des domaines aussi variés que socio-critique, magico-religieux ou guerrier. Le religieux et la politique, dans la plupart des sociétés, sont étroitement liés ; ce sont en effet les anciens, les "vieux-papas", les hommes de la classe d'âge supérieure, parvenus au plus haut degré d'initiation, qui prennent les décisions concernant la vie de la communauté. Cette longue initiation formatrice se termine tard, puisqu'un homme est considéré, selon le philosophe Hampaté Ba, pour les bamana et les peuls, adulte à quarante-deux ans et que tous n'atteignent pas ce niveau. Encore une fois, il est question de parole : pour parvenir à ce degré d'initiation, il faut savoir poser les bonnes questions. Et, de nouveau, la sculpture prend le relais de la parole : bien que «en général, les sculptures africaines ne représentent pas leur sujet avec un âge particulier» (W. Fagg), la barbe, indice de classe d'âge, de sagesse, de virilité, de capital-mémoire et de connaissances, va se retrouver sur un très grand nombre de statues et de masques. La visualisation de cette barbe est flagrante dans toute la sculpture africaine, alors qu'on ne la, trouve pas au paléolithique et pratiquement jamais au néolithique : une exception, la statue de Béer Safad (4000 av. J.-C.) trouvée en Israël et qui porte une série de trous d'attaches autour du visage, qui permettraient, comme dans la tête de bronze d'Ife d'Obalufon, l'adjonction d'une barbe postiche ; et cela reste une supposition.
La barbe, conceptualisation de la sagesse des anciens, eux-mêmes gardiens de la tradition orale, se matérialise dans la statuaire. La sculpture en Afrique, c'est la parole devenue forme.
Jacques Kerchache
Texte de présentation extrait de l'ouvrage : L'Art Africain par Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat, Lucien Stephan,1988, aux éditions Citadelles.FORMATION
En Afrique, dès l'enfance, il existe une éducation collective par "classes d'âge". Après les toutes premières années, au moment du passage de l'adolescence à l'âge adulte, (excision, circoncision), donc à la séparation des sexes, le jeune homme -car en Afrique, c'est uniquement l'homme qui peut devenir artiste- sera en principe dirigé par les sages, selon ses dons, vers différents secteurs de la vie sociale : la chasse, la parole, le chant ou la musique, la sculpture sur bois ou le travail de la forge. Alors il recevra un enseignement sur les techniques et les mythes correspondants. Le danger du système héréditaire de la charge d'artiste, qui se retrouve dans de nombreuses ethnies, est compensé par des soupapes de sécurité : malgré la loi des traditions, on constate des transgressions. Ainsi, chez les Sénoufo, si les jeunes héritiers de la charge se révèlent peu doués, l'artiste " instructeur " peut faire entrer en apprentissage des cousins éloignés ou des captifs de case, anciens prisonniers de guerre ou esclaves. Dans d'autres ethnies, tshokwe, dan, igbo, on devient sculpteur également par vocation et reconnaissance de son talent. Un Bashilele, orienté vers cette corporation par des rêves ou des transes, doit payer un droit d'admission à son initiateur. On trouve en Afrique des familles ou des villages entiers soumis à l'enseignement de maîtres sculpteurs. La sélection qualitative démontre l'existence sans doute possible d'un sentiment critique, même si le vocabulaire pour l'exprimer n'est pas l'équivalent du notre.
Le jeune artiste tout en continuant à recevoir un enseignement général, va entrer en apprentissage chez un maître; tout comme l'apprenti peintre, à la Renaissance, commençait dans l'atelier de son aîné, par nettoyer les pinceaux, broyer les couleurs, apprendre le langage propre à sa corporation. Michel-Ange ne fut-il pas placé par son père dans l'atelier de Domenico Ghirlandaïo ou Léonard de Vinci ne passa-t-il pas chez Verrochio ? Le jeune Africain va, lui aussi, débuter par balayer, passer les outils, actionner le soufflet de la forge ; mais il devra acquérir deux langages : le profane qui correspond aux objets d'usage domestique, qu'il pourra exécuter pendant ses années d'apprentissage et le sacré, réservé aux objets rituels.
Lorsqu'il aura atteint un niveau de connaissance des mythes suffisant, il pourra être sélectionné par ses pairs et on lui confiera des commandes que son degré d'initiation lui permettra de réaliser. Par exemple, il aura la possibilité défaire un masque de passage de grade d'après un modèle. Ces modèles, utilisés par le maître, supports techniques, plastiques et mythologiques, n'ont pas forcément la dimension des objets réels ni les caractéristiques (trous d'attache ou de portage pour les masques). Selon la personnalité de l'initiateur et la variabilité du mythe, le jeune sculpteur pourra s'exprimer plus ou moins librement, s'éloigner ou non du modèle proposé. Son esprit de compétition, son sens critique, ses capacités techniques et créatrices seront encouragés à cette occasion.
Les jeunes restent en apprentissage entre six et dix ans pour être préparés aux interdits, avantages, dangers, charges et droits inhérents à leur corporation. Ils atteignent alors une trentaine d'années. Il n'est cependant pas exclu qu'un jeune, extrêmement doué, saute des classes d'âge. Cependant, qu'il reste chez son maître ou qu'il prenne son indépendance, il est impensable de lui demander de réaliser une sculpture dont l'usage et le contenu liturgique sont destinés à des hommes de la classe d'âge supérieure.
MATURITÉ DE L'ARTISTE AFRICAIN
Léonard de Vinci recommande à l'artiste de " vivre en solitaire pour mieux se concentrer sur l'essence des choses ".'Rien ne peut résumer aussi exactement l'attitude de l'artiste africain face à sa création. Il est solitaire, marginal et sa fonction a un caractère sacré. Le sculpteur, en Afrique, exécute son oeuvre le plus souvent en secret, avec beaucoup de contraintes, car elle est destinée à un public restreint. Il lui arrive certes de travailler ou de montrer sa sculpture à des confrères, ou bien d'écouter des critiques en cours d'exécution. Mais c'est toujours une élite " d'intellectuels " comprenant les artistes eux-mêmes, qui va exprimer les remarques et comme les œuvres ne sont pas destinées à être exposées, la production dépend de la qualité 'de la critique initiale. Cette critique, les artistes vont la subir non seulement avant mais aussi pendant l'utilisation, les commanditaires jugeant selon l'efficacité de l'œuvre en question.
On peut se demander alors ce qui importe le plus dans la réputation d'un artiste, son pouvoir magique ou son talent créateur. Personnellement, je penche pour le talent : l'élite intellectuelle est capable de faire la relation entre niveau d'usage et qualité de création et d'exécution ; elle n'est pas assez, bornée pour rendre systématiquement les artistes responsables du fonctionnement par fois négatif de certains objets. Elle peut, bien sûr, profiter de ces événements pour essayer de les disqualifier ou de les évincer mais ce sont là intrigues et rivalités. Pour finir, il faut noter la rudesse de la compétition permanente entre les clients pour s'approprier les services d'un artiste réputé et se servir des ses œuvres pour accroître leur prestige. Chez les Bamiléké, " le nom 'des artistes était souvent tenu volontairement secret. L'artiste étant gardé au palais tant que la commande n'était pas achevée, ses œuvres ne pouvant être écoulées que par l'intermédiaire du roi, lequel en usurpait souvent la paternité [,..] après l'achèvement d'un chef-d'œuvre, ceux-ci (les sculpteurs) pouvaient être déportés, vendus comme esclaves ou même exécutés " (P. Harter). La rivalité entre les forgerons bamana peut aller jusqu'à l'utilisation du poison ou de la sorcellerie pour détruire la famille d'un rival ; ils n'hésitent pas à employer la calomnie pour réduire à néant les relations privilégiées entre forgeron et clients. " La renommée d'un forgeron est absolument vitale, étant donné que ses succès ou ses faillites dans le domaine de la sculpture sont considérés comme une question d'honneur tant individuel que familial et par conséquent comme m enjeu de vie ou de mort. " (Sarah Brett-Smith)
DIALOGUES D'ARTISTES ET DISSIDENCES
Imaginons un sculpteur mumuye qui présente une nouvelle statuette à ses amis. Leurs réactions immédiates peuvent sûrement être comparées à celles des peintres à qui Picasso montra Les Demoiselles d'Avignon. " II est fou " - " Un jour, il va se pendre derrière. " Et puis, le premier choc passé, ce sculpteur mumuye a dû vivre une intense compétition avec les autres artistes de son ethnie, un peu comme Braque, Picasso et Juan Gris entre 1911 et 1913 ; ce qui faisait dire à Braque " qu'ils avaient l'impression de peindre dans le dos l'un de l'autre comme sur la célèbre affiche de Ripolin ". Ces sculpteurs ont certainement tenu des conversations passionnantes pour l'évolution de leur art devant cette proposition. L'artiste créateur de cette forme justifiait l'importance de la prise de position des bras dans l'espace et l'utilisation du vide ; un interlocuteur, tout en lui rétorquant que les liaisons proposées entre les masses donnaient effectivement plus de présence à " l'individu " lui demandait des détails sur les risques de casse, à vouloir ainsi obtenir des volutes dotées d'une telle tension. Le premier racontait le mal qu'il avait eu à trouver le bois convenable ; la discussion se poursuivait jusqu'au milieu de la nuit, pour savoir s'il valait mieux laisser la marque de l'outil sur la surface ou passer des heures et des heures à polir le matériau avec des feuilles abrasives. Et à la fin, intervenait un vieux sculpteur, indigné par les jeunes qui aujourd'hui ne respectaient plus rien et feraient mieux d'agir comme à son époque ou à celle de son père, c'est-à-dire voyager chez les Chamba, les Jukun ou les Wurkum pour s'instruire. Tout cela n'est qu'imagination mais nous ramène à l'essentiel : la parole, la discussion en vue défaire bouger les traditions.
La sculpture africaine est un art sans esquisses, sans études, sans dessins préparatoires. Les artistes passent directement du concept à l'exécution. De plus, la rapidité de la transmission de l'œuvre du " réalisateur " au " consommateur " est foudroyante, elle ne permet pratiquement aucun temps de réflexion. La critique est immédiate et définitive, l'œuvre est avalée, digérée, acceptée ou broyée si elle ne satisfait pas. La puissance critique des usagers a peut-être annihilé, chez, les Baoulé, toute tentative d'originalité et d'évolution.
Heureusement, il existe des artistes dissidents qui passent à travers les mailles étroites du filet de la critique traditionaliste. A l'intérieur de sociétés très structurées comme Ifè, le royaume du Bénin, les Tomba, les Luba, les Baoulé, où toute tentative de solution nouvelle peut être considérée comme un exploit, ou dans des sociétés plus souples comme celle de l'est du Nigeria, les artistes dissidents tirent profit de tout : le renouvellement d'un culte, la variation d'un mythe, l'émigration, les alliances, les conflits sociaux, les commandes par d'autres communautés, leur réputation de magiciens. Ils s'expriment dans de nouvelles formes en espérant les imposer. Et si le pouvoir de l'État est trop contraignant, il leur reste une solution : 'la fuite, l'émigration, comme celles de Tsoede et d'Ojugbelu.
Les artistes africains savent profiter du Kuo, le juste et seul moment, selon les Chinois, où le tisserand peut envoyer et passer sa navette. Ils ont démontré qu'ils emploient avec bonheur tous les matériaux à leur disposition, ils incorporent et utilisent aussi toutes les nouvelles matières apportées sur leur continent. Ils se sont infiltrés dans le tréfonds des proportions, dans les enchaînements de rythmes faits de répétitions sans redites. Ils ont créé des variations déformes tout à fait singulières. Ils se sont servis admirablement de l'ombre et de la lumière. Comme l'a dit Jean Laude, ils sont capables de "penser directement avec des formes dans les formes et [de] faire des jeux déformes comme nous faisons des jeux de mots ".
La sculpture africaine est avant tout matérialisation de la parole. Cette caractéristique lui confère une grande importance dans les études de terrain. Mais, dans leurs rapports avec leurs informateurs, certains ethnologues ont tendance à trop employer l'affirmation. Ils ne tiennent peut-être pas assez compte de la personnalité, de l'âge et de la position sociale de leurs interlocuteurs. Alors que l'on s'éloigne de plus en plus des sources premières d'inspirations, des questions sont posées dont les réponses sont préméditées et les cicatrices historiques sont négligées.
Que valent par exemple les informations recueillies par un homme qui interroge sur des objets uniquement manipulés par des femmes ? Je me demande parfois si quelques-uns ne partent pas avec leur divan sur le terrain, de peur de retrouver leur innocence. On a déjà pillé l'Afrique dans tous les sens du terme (déportation, esclavage, colonisation, racisme institutionnalisé), il ne faudrait pas maintenant que des ethnologues veuillent la châtrer dans leurs laboratoires.
En outre, il faudrait séparer la notion d'objets de surface appartenant comme des biens mobiliers à leurs propriétaires de celle du patrimoine archéologique. Car, en fait, si nous avons une idée assez, juste de l'inventaire des objets de surface, l'avenir de l'art africain est dans son sous-sol.
Les grands artistes sont aussi rares en Afrique que dans toutes les autres sociétés, y compris la nôtre. A l'intérieur même des " œuvres complets ", il existe des temps forts correspondant à la qualité de la question plastique posée ; peu d'artistes ont été capables d'en poser plusieurs.
Enfin, à notre époque, où le métissage culturel paraît non seulement évident mais indispensable au monde futur, où le discours courant proclame : " Pas d'hommes hors de la culture ", il faut se souvenir du cri de Fénéon en 1920 dans le Bulletin de la vie artistique ; " Quand rentreront-ils au Louvre ? " Alors que, depuis plus de dix ans, les arts noirs sont présents dans les grands musées des Beaux-Arts aux États-Unis, la France, elle, continue à les marginaliser dans des musées d'Histoire naturelle. Le Grand Louvre réorganise ses collections. Si l'on ne profite pas de cette occasion, sans tomber dans le piège actuel du post-modernisme, pour " resacraliser " l'art africain, l'art islamique et tous les " arts premiers " en leur accordant une place légitime, le Grand Louvre sera un leurre. Et l'État français en supportera la responsabilité historique.
Jacques KERCHACHE
Texte extrait de l'ouvrage : L'Art Africain par Jacques Kerchache, Jean-Louis Paudrat, Lucien Stephan,1988, aux éditions Citadelles
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