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La Diagonale du Fou
par Jean-Michel Bouhours, conservateur au musée national d'art moderne, commissaire de l'exposition Arman
"Je suis placé en fianchetto", répondait Arman à Marcel Duchamp en 1961, à New York. Il tentait par ce subterfuge d'attirer sur lui l'attention du "maître". En utilisant ce langage de joueur d'échecs – qui désigne la place du fou en contrôle de la diagonale –, l'artiste français, signataire du manifeste des nouveaux réalistes en octobre 1960, décrivait sa position sur la carte de la scène artistique française : regardant Paris depuis Nice, il se figurait sur cet axe majeur avec devant lui une perspective quasi infinie.
Arman affectionnait les boîtes, les cases, les territoires prospectifs du jeu d'échec et surtout du jeu de go. Déplaçons-nous, pour aborder Arman, sur les huit cases d'une hypothétique diagonale du fou.
A.1 : Le monde est grand, mais, à l'image du damier, il s'agit de le posséder. Claude Pascal, Yves Klein et Arman se le partagent en 1947, dans une salle de judo du Club de la police de Nice. Klein s'approprie l'espace, signe le bleu du ciel. Arman reçoit en dotation l'objet manufacturé, qui devait devenir progressivement le lieu commun de son oeuvre.
B.2 : Le quantitatif chez Arman met en jeu un principe de répétition d'où surgit la perception d'une différence, si infime soitelle. Arman avait le goût de la collection, amassant tout, depuis les plantes grasses sur le balcon de son appartement niçois jusqu'aux armures japonaises, sans oublier l'art nègre dont il devient un éminent spécialiste. Pour un objet affectionné, Arman était capable de tout : vendre, liquider ou renoncer. Ce goût de posséder et d'amasser – Umberto Eco évoque le vertige de la liste et la poétique du catalogue – mène Arman au principe de l'accumulation, une pratique cruciale pour son oeuvre à partir des années 1960.
C.3 : À la manière des films de sciencefiction dans lesquels il est question de créature terrifiante et mystérieuse, Arman crée la sienne, informe, proliférante, vivante, "Le Plein". En 1960, l'exposition consistant à emplir de déchets la petite galerie d'Iris Clert fut un acte subversif, une prise de possession et une contamination du système artistique marchand. Yves Klein fait acte de purification avec l'exposition "Le Vide" (1958) ; Arman se vautre par engagement dans son antithèse : une débauche matérielle de basse condition.
D.4 : Arman se définissait comme un homme d'action, gourmand, curieux de l'oeuvre à naître. Il déambule sur le marché aux puces, achète une vieille contrebasse, heureux de son acquisition. Il passe la nuit avec elle et le lendemain, sa conquête sur l'épaule comme un ouvrier portant son échelle, il se rend impasse Ronsin. Là, son complice Martial Raysse, qui a préparé au sol un panneau de bois, l'attend. Arman gratte les cordes comme pour caresser ultimement l'instrument puis, le saisissant par le manche, il le passe au-dessus de ses épaules et, d'un coup sec, le fracasse sur le sol. L'instrument pleure, gémit sous l'estocade : Arman est "en rage". Il affectionne particulièrement les instruments de musique : violons, saxophones, trombones, guitares, mandolines... à tel point que certains y voient un rejet de la musique. Il fait aussi exploser des voitures ou des postes de télévision. Arman invente une procédure plus "froide" que la colère, par laquelle il travaillera désormais sur la forme des objets : les "coupes". Muni d'une scie américaine capable de tout sectionner en rondelles, Arman coupe dans son atelier toutes sortes d'objets, et procède, par la coupe et le réassemblage sur un plan-tableau, à des anamorphoses : l'instrument devient ainsi un papillon ou une courtilière.
E.5 : Figure de témoin de son époque, Arman se fait archéologue. L'utilisation des premières résines polyester au début des années 1960, puis du béton au cours des années 1970, lui offre d'emprisonner dans une gangue des objets de la vie courante. Selon une figure de suspension (définitive ?) du temps, Long Term Parking, à Jouy en Josas, est une tour, un monument, un hymne à l'objet fétiche du 20e siècle, l'automobile : cinquante-neuf voitures enfouies dans près de deux mille tonnes de béton érigent cette tour de vingt mètres de hauteur.
F.6 : À côté de figures tutélaires comme Cézanne ou Van Gogh, Arman se définit comme "para-artiste". Il ne se démarque pas tout à fait de la pratique du peintre. Ses premières accumulations, où l'objet atteint sa "masse" critique, relèvent pour Arman de la problématique de la monochromie. Quand il réalise son action Pinceaux piégés au Carré d'art de Nîmes en 1990, collant plusieurs milliers de pinceaux sur les murs du musée, Arman allie le geste des expressionnistes abstraits à l'accumulation du matériel.
G.7 : L'argent n'est qu'une convention chez Arman, très dispendieux, capable de dire "banco" avant d'avoir le premier sou. On a souvent dit qu'Arman aimait l'argent. Mais l'argent lui filait entre les doigts. Arman était surtout un agent d'échange artistique.
H.8 : "Et s'il n'en reste qu'un [il] serait celui-là." La solitude du roi. À la fin de 1959, Arman fait un geste parmi les plus iconoclastes du 20e siècle en devenant l'artiste des poubelles. "L'homme est confronté avec ce qui le dégoûte : l'odeur, le gluant du toucher, la décomposition." En réunissant des déchets dans une vitrine, Arman dévoie le principe de préciosité, de valeur, et affirme – avec un goût prononcé de la provocation et en héritier de Marcel Duchamp – le principe de valeur ajoutée de la décision artistique.
En partenariat média avec INA
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