Martine Pinard
Ecole du Louvre
Spécialité Arts de l'Afrique
Janvier 2008
" L'Art nègre ? Connais pas " ! Picasso, 1920
I. Préambule
Au début du XXème siècle et plus précisément vers les années 1905-1907, des peintres commencèrent à collectionner des sculptures d'Afrique et d'Océanie. Qui sont ces collectionneurs de ce qu'on a appelé l' " art nègre " (terme qu'il faudra définir) ; comment, dans quel contexte, ont eu lieu les premières acquisitions ?
Cette première question en induit naturellement une autre : s'il y eut un engouement de prime abord (semble-t-il) " artistique ", qui étaient les premiers collectionneurs-marchands, nécessairement devaient être présents dans le circuit de ces acquisitions ?
Enfin, de manière plus générale, le dossier soulève en toile de fond, la question du changement de regard pour l'art africain et plus généralement l'art des " Autres " sous l'angle de l'impact de cet engouement du début du XX ème siècle. Peut-on esquisser une " trajectoire " des œuvres d'art nègre de la sphère de l'anthropologie vers celle des Beaux-Arts ?
1°) Les limites chronologiques et géographiques du dossier
Il semble pertinent de se focaliser d'abord sur la période 1905-1914, période de découverte, puis d'intérêt et d'étude pendant laquelle évoluèrent pratiquement simultanément à Paris, des peintres tels Matisse, Vlaminck, Derain, Picasso, Braque et Gris. Puis, sur les années 1914-1925 qui marquèrent un tournant dans la mesure où l'intérêt pour l'art nègre s'internationalisait et le marché de l'art se développait. À Paris, les collectionneurs-marchands Moris, Emile Heymann, Joseph Brummer et Paul Guillaume occupaient le devant de la scène.
Si Paris demeurait une place importante, il est intéressant de mentionner dans ce contexte l'apport d'expressionnistes allemands qui dès 1905 collectionnaient des oeuvres d'art nègre, impressionnés par ce qu'ils voyaient (pour un certain nombre d'entre eux au musée ethnographique de Dresde).
À Zürich, Han Coray ouvrit une galerie en 1916, Tristan Tzara commença sa collection et la poursuivit à Paris en 1919. En 1915, Carl Einstein publia le premier essai esthétique des arts africains, malgaches et océaniens: Negerplastik.
Aux Etats-Unis, l'apport du photographe Alfred Stieglitz avec l'ouverture de la galerie 291 à New York, puis un peu plus tard Marius de Zayas avec la première exposition d'art nègre dans une galerie en 1915 seront évoqués.
Néanmoins, le cœur du sujet traité ici se focalise sur la place parisienne.
Pour les historiens d'art, le terme " art nègre " reste associé à la période de découverte : 1905-1925 .
En 1931, l'Exposition coloniale montra les objets des " Autres " insérés dans une trame historique ; elle s'inscrivait alors dans un projet de légitimation de la colonisation.
C'est aussi l'année où la mission ethnographique et linguistique organisée par l'Institut d'Ethnologie de Paris embarquait à Bordeaux pour l'Afrique. Marcel Griaule était à la tête de cette mission de terrain qui traversa les empires coloniaux français et anglais de l'époque et se termina en 1933. L'objet africain devint un témoin ethnographique… Néanmoins, l'on continua à parler d' " art nègre " dans l'entre-deux-guerres et nous verrons comment, dans les années 30, le terme glissa vers ce qui allait désigner des objets de plus en plus valorisés sous un angle esthétique. L'expression " art nègre " allait peu à peu s'effacer au profit de celle d' " art primitif " .
2°) Définition
Un première constatation s'impose : le terme d'art nègre n'est pas synonyme d'art africain. Il s'inscrit historiquement dans un contexte colonial et il inclut à l'origine des objets d'Océanie et malgaches. D'après Benoît de l'Estoile, le terme " art nègre " serait le reflet d'une lecture associant " race nègre " et origine de l'art. Cette association remonterait à Gobineau qui affirmait que " la source d'où les arts ont jailli est étrangère aux instincts civilisateurs. Elle est cachée dans le sang des noirs ". De là naît cette croyance selon laquelle l'art nègre conserve des formes artistiques originelles et précède de cette façon tous les arts. Au début du XXème siècle, on peut considérer que le sens de " art primitif " correspondait à qualifier des objets tribaux. À Paris, " art nègre " et " art primitif " devinrent à peu près des termes interchangeables.
II. L'époque de découverte de l'art nègre
1°) Les artistes de l'avant-garde
Comment l'histoire commence-t-elle ? … " Quelques artistes d'avant-garde, à Paris et en Allemagne, découvrent un art sur lequel les anthropologues portaient jusque-là un regard pseudo-scientifique… " Tel pourrait être le début de cette histoire qui est devenue mythe, parfois embellie, souvent falsifiée par les acteurs eux-mêmes…
À la fin du XIXème siècle, on ne peut ignorer le mouvement que les impressionnistes avaient amorcé en collectionnant les estampes japonaises et plus particulièrement Gauguin avec son intérêt pour les arts traditionnels bretons, les bas-reliefs égyptiens et cambodgiens puis l'Océanie.
Paul Gauguin passa les années 1891 à 1903 à Tahiti puis aux Marquises. Il fut marqué par les sculptures Maori. En s'appropriant d'une certaine façon la sculpture ci-dessous, en l'exposant, il apporta l'un des premiers témoignages de l'intérêt d'un grand peintre de l'époque pour la statuaire africaine.
Entre 1890 et 1905, peu de témoignages indiquent l'intérêt porté par les artistes aux arts africains et océaniens ; Carlo Carra visite le musée ethnographique du Trocadéro en 1899 puis Jacob Epstein en 1902 ; tous les deux y firent le constat d'une médiocrité et une insignifiance .
L'art " tribal " n'était absolument pas absent de la scène dans ces années-là puisqu'il y avait eu les expositions universelles de 1889 et 1900 à Paris avec des présentations de la culture " tribale ", des magasins de curiosités avec des sculptures africaines. Il aura donc fallu probablement un temps " propice " à ce que les artistes soient réceptifs.
a) L'année 1906
C'est avec prudence par rapport à tout ce qui a pu être écrit (une chose et son contraire) sur l'année 1906 que nous avancerons une brève juxtaposition de quelques évènements :
Quelques mois avant le début de l'année 1906 Georges Braque acheta à un ami de son père, navigateur et collectionneur, un masque Tsogho du Gabon. André Lhote china au marché, à Bordeaux, un masque Wè de Côte d'Ivoire.
Le 7 mars 1906, André Derain envoyait une missive à Vlaminck dans laquelle il lui faisait part de son enthousiasme d'avoir visité les collections ethnographiques du British Museum.
C'est aussi l'année de la découverte " mythique " de deux statuettes africaines de Maurice de Vlaminck dans le fameux café d'Argenteuil. Il s'agissait de deux statuettes Senoufo mais d'après Vlaminck lui-même, il se serait agi de " deux statuettes du Dahomey peinturlurées d'ocre rouge, d'ocre jaune et de blanc ", près d'une " autre de la Côte d'Ivoire, toute noire ". Mais comme le note Jean Laude , ce récit (et bien d'autres) est un tissu de contradictions.
Néanmoins, c'est bien à partir de ce moment qu'il commença à acquérir des objets africains et océaniens.
Cette même année 1906, quelques mois plus tard, Vlaminck fit l'acquisition d'un " grand masque " blanc que Derain réussira à lui acheter et qu'il accrocha aux murs de son atelier : "Quand Picasso et Matisse le virent chez Derain, ils furent eux-aussi, retournés. Dès ce jour, ce fut la chasse à l'Art Nègre ".
André Derain acquit notamment les oeuvres nègres auprès de marchands marseillais dans les années 1908-1910 pour lui et pour Vlaminck. À sa mort, sa collection comprenait 33 objets africains. En novembre de cette même année 1906, Matisse se rendit chez Emile Heymann au 87 rue de Rennes et y acheta une statuette Kongo-Vili. Il peignit la Nature morte à la statuette Nègre. La collection de Matisse devint vite la plus importante.
Picasso, quant à lui, se rendit en 1907 au Musée d'ethnographie du Trocadéro pour y admirer les pièces africaines et océaniennes et eut le mot fameux : " ce musée affreux… ". On ne sait que peu de choses sur les premiers objets qu'il acquit (cf. atelier 1908).
b) D'autres artistes
Si l'histoire de la découverte de l' " art nègre " se confond avec les noms des grands artistes d'avant-garde… Il ne faut pas pour autant négliger d'autres peintres, évoluant dès 1914 dans les sphères de Max Jacob, Apollinaire, Picasso, Léger, Juan Gris et dont les recherches plastiques n'évoluèrent pas vers le cubisme. Parmi eux, nous citerons le nom d'Alberto Magnelli. Il semble qu'en 1911, il ait acquis une pièce africaine et à partir de là réunit une importante collection qui comptait jusqu'à 200 pièces dans les années 60.
Au Pavillon des Sessions, on peut admirer ce reliquaire Fang issu de celle-ci :
c) Leur état d'esprit
Il semble erroné d'attribuer au " primitivisme " des artistes d'avant-garde un sentiment humaniste. Si l' " art nègre " avait une valeur à leurs yeux, il ne la tenait que dans l'altérité que présentaient les objets. On sait que Picasso n'a jamais eu une quelconque démarche ethnographique.
L'authenticité et la signification des œuvres ne sont donc pas, au début du siècle, des préoccupations des amateurs d' " art nègre ".
Celui-ci apparaît comme une alternative à l'art classique. En 1917, Tristan Tzara écrit : " Nous voulons continuer la tradition de l'art nègre, égyptien, byzantin, gothique, et détruire en nous l'atavique sensibilité que nous a léguée la détestable époque qui suivit le Quattrocento . "
2°) Les ateliers
a) Picasso au Bateau-lavoir
On sait que les premiers collectionneurs n'avaient que peu d'argent et que les sculptures sur le marché étaient relativement médiocres . En 1907, Picasso possédait quelques objets africains dont un masque Punu et des objets océaniens.
Une photographie de 1908 montre une partie de l'atelier de Picasso avec une composition Yombe probablement une commande passée par un Européen, d'après W. Rubin. À sa droite, on distingue une harpe Punu et au mur des objets Kanak.
En 1912, Picasso séjourna à Sorgues après être passé à Marseille avec Braque et avoir acheté des objets nègres dont des masques Grebo (rendus célèbres car fournissant une illustration des influences nègres dans l'élaboration de sa guitare, la première de ses sculptures cubistes).
b) L'atelier de Braque - 1912
Braque fut probablement l'un des premiers artistes à s'intéresser à l'art nègre.
c) L'atelier de Derain -1912
Le masque Fang acquis auprès de Vlaminck est au mur.
III. Une place à part : Guillaume Apollinaire
Guillaume Apollinaire a largement contribué à la reconnaissance de "l'art nègre" à travers une dizaine d'articles, notes et compte rendus d'expositions, parus entre 1909 et 1918. En mettant l'accent sur l'aspect esthétique de la sculpture "nègre", il a ainsi contribué à lui conférer le statut d'un art à part entière. Le poète commença sa collection d'art africain avant 1910 ; on pense que ce dernier rencontra Joseph Brummer vers la fin de 1908. Tous les deux étaient des amis du Douanier Rousseau.
Jean-Louis Paudrat affirme que c'est à la fin de 1909 qu'Apollinaire acquit ses premières sculptures africaines.
Apollinaire écrivait dès 1909 que l'art nègre devait rentrer au Louvre ; il est aussi l'un des premiers à parler de " grands artistes anonymes " au sujet des créateurs des objets nègres devançant de dizaines d'années les préoccupations actuelles.
Il faut également souligner l'influence que Guillaume Apollinaire exerça sur Paul Guillaume fut décisive pour ce dernier et son engagement pour les arts " primitifs ".
Il publia le premier ouvrage en français sur l'art africain en 1917 : Sculptures nègres.
On reconnaît le "fameux" N'konde de près d'un mètre de haut d'origine Yombe ou Woyo (actuellement conservé au Musée National d'Art Moderne) et, à l'arrière, plus petite, une statuette Teke.
Sur la droite, une marionnette Kuyu dont la tête, surmontée d'un étrange animal à la gueule entrouverte.
Sur l'étagère, à gauche, une tête Kuyu, de la République du Congo, intervenant lors des danses Kyebe Kyebe. Son visage blanc porte de grandes scarifications sur les joues et le front. La bouche laisse entrevoir des dents pointues en écho à celle de la marionnette de droite.
On découvre aussi un pluriarc Punu du Gabon. Une petite tête fine surmonte la caisse de résonance avec cette coiffe ample aux coques rembourrées striées de nattes, que l'on retrouve sur les masques blancs. Ces deux pièces sont actuellement conservées au Musée du Quai Branly.
Plus en avant sur l'étagère, se trouve un petit appuie nuque Kuba.
IV. Les collectionneurs-marchands et marchands-collectionneurs.
La différence entre marchand et collectionneur peut être considérée comme ténue d'une certaine façon puisque tous les deux sont simples dépositaires d'œuvres. Le premier type " collectionneurs- marchands " pourrait être celui qui, peu argenté, procède au début à des échanges ; progressivement il va acheter pour revendre des objets et réinvestira ses bénéfices pour sa propre collection.
1°) Les grands " noms " de Paris d'une première génération
a) Le Père Moris
Antony Innocent Moris (1866-1951) fut en quelque sorte un accumulateur. Après une carrière militaire aux Indes et Tonkin, il loua en 1913 une boutique rue Victor Massé à Paris, son amie y vendait de la brocante ; il se mit, quant à lui, à vendre des tissus persans. En 1913, il acheta son premier masque africain et fit la connaissance du marchand d'ethnographie Heymann, du collectionneur Rupalley et de Joseph Mueller. Moris dispersa sa collection de son vivant, Charles Ratton acheta quelques œuvres mais Pierre Vérité en acquit la plupart. C'est au Père Moris que Paul Guillaume acheta ses " premiers nègres ".
Charles Ratton, son ami, affirme qu'il était le premier à vendre des objets d'art nègre malgré des dates qu'on donne pour antérieures à Heymann et Brummer (peut-être parce que Moris était-il plus considéré comme brocanteur-accumulateur ; il achetait de " tout " !)
b) Emile Heymann
Emile Heymann tenait une boutique " Au vieux Rouet " . Dès 1890, Heymann, celui que Matisse appelait " le négrier de la rue de Rennes " vendait des objets africains parmi ce qu'il appelait des objets de curiosités (cf . affiche ci-dessous, " Armes de sauvages ").
c) Joseph Brummer
Durant la période 1908-1914 un sculpteur d'origine hongroise, Joseph Brummer, joua un rôle important sur la scène à Paris en tant que marchand d'art. Grâce à des débuts de revente d'estampes japonaises, il put acheter à des brocanteurs des " objets nègres " et acquit vers 1909, une galerie au 6 boulevard Raspail.
Une de ses pièces célèbres (vendue en 1947 à Jacob Epstein)
Max Weber permit à Brummer de rencontrer Le Douanier Rousseau dans l'année 1908 et vers cette même époque, il se lia avec le peintre Frank Burty-Haviland qui lui permit d'acquérir des nombreux objets africains et océaniens. Il entra également en contact avec un écrivain allemand : Carl Einstein, celui-là même qui publia le premier essai esthétique des arts africains NegerPlastik.
d) Paul Guillaume
La biographie de Paul Guillaume est restée longtemps ce qu'en a bien voulu dire l'intéressé, déformant quelques dates, lieux et rencontres…Paul Guillaume, né en 1891 à Paris, dut travailler jeune dans un garage avenue de la Grande-Armée. Avec le peu d'argent qu'il avait, il acheta ses premiers tableaux : un " de Chirico " puis un " Picasso ". Les sommes étaient basses (le prix d'un repas, car Picasso débutait modestement et de Chirico était inconnu). Petit à petit, Paul Guillaume entra dans le cercle du Bateau-Lavoir. À 18 ans, il décida de devenir " marchand d'art ". C'est à cette époque qu'il rencontra Apollinaire (l'anecdote raconte que ce fut au cours d'un repas que Paul Guillaume, désargenté, parvint à payer). Les deux hommes devinrent de grands amis et Apollinaire le guida dans ses premiers choix de peintures et l'initia à l'art nègre…
Paul Guillaume écrit dans " Une esthétique nouvelle - L'art nègre " :
" C'est en 1904, chez une blanchisseuse de Montmartre, que le hasard m'a conduit pour la première fois devant une idole noire. Comment expliquer la présence en un tel endroit d'une chose aussi singulière ? .... Quoi qu'il en soit, mon goût était décidé.À cette époque, je commençais à fréquenter les milieux littéraires et les peintres. Je connaissais Guillaume Apollinaire et c'est à lui d'abord que je montrai ma trouvaille. Je ne rencontrerai sans doute plus de ma vie un esprit aussi enthousiaste, aussi clairvoyant que l'était Guillaume Apollinaire devant l'Etats-Unis d'art qui révèle quelque chose de rare et d'étrange..."
Au-delà de cette anecdote peu crédible quant à la date (Paul Guillaume est né en 1891 !) ; ce dernier fut l'un des premiers marchands d'art à se spécialiser vers 1911 dans la vente d'objets africains. Plus qu'un simple marchand, il fut particulièrement passionné par les figures de reliquaire du Gabon. Quelques pièces de sa collection se trouvent au Musée du Quai Branly suite à la donation de sa veuve Domenica Guillaume-Walter :
En ses débuts, Paul Guillaume vendit " son Picasso " afin de pouvoir acheter des statues nègres.
Il gagnait alors sa vie en chinant et revendant des objets ou des œuvres d'art qu'il découvrait.
Pour se faire une place sur le marché de l'art, il se fit une spécialité de l'art nègre, peu connu à Paris. Il visita les musées de Etats-Unis, Hambourg, Bâle, Londres ; petit à petit il se fit connaître des collectionneurs français et étrangers. Marius de Zayas, un ami suisse, lui ouvrit un réseau de relations aux Etats-Unis.
En 1914, il ouvrit sa première galerie 6, rue de Miromesnil.
Mais c'est l'heure où les Français attendaient leur mobilisation. Réformé au service militaire, il fut de nouveau considéré comme inapte et, d'une certaine façon, ce fut sa chance dans cette période où les autres marchands d'art partirent sur le front.
Cette même année, il acquit de nombreux tableaux et envoya à New York des œuvres d'art et notamment 18 objets africains. Grâce à eux, Marius de Zayas organisa la première exposition d'art nègre : Statuary in Wood by African Savages : the Roots of Modern Art. Les objets étaient exposés comme des sculptures posées sur des socles, ou placées devant un fond blanc ; il y avait une rupture totale avec la présentation qui en était faite dans les musées d'ethnographie . Ce fut un succès. 1916, les affaires reprirent…
En octobre 1917, il acheta la galerie au 108 Faubourg Saint Honoré. L'inauguration fut un succès.
Il décida de lancer la revue : Les Arts à Paris ; Guillaume Apollinaire et lui-même en écrivaient presque tous les articles.
Paul Guillaume avait compris tout le parti qu'il pouvait tiré de l'excentricité, de la publicité. Dans le but avoué de faire connaître l'art nègre au grand public, il organisa en juin 1919, une fête nègre au théâtre des Champs Elysées, inspirée par les " Contes nègres " de Cendrars.
Plus tard, en 1926 on notera qu'il publie à New York " Primitive Negro Sculpture " qu'illustrent des reproductions de sculptures africaines vendues à Barnes. Tels sont les débuts de ce grand marchand à la carrière assez courte puisqu'il est décédé en 1934.
2°) Des collectionneurs-marchands : des œuvres d'artistes d'avant-garde, le mouvement Dada et l'art nègre.
a) À Zürich : Han Coray
Coray ouvre une galerie en 1916 où il présentait des artistes d'avant-garde. Il organisa une exposition Dada en 1917 parmi lesquelles on comptait des œuvres " nègres " ; beaucoup d'entre elles furent acquises auprès de Paul Guillaume. Ci-dessous deux statuettes, l'une Bembé, l'autre Ndengésé (RDC) lui ayant appartenu.
b) À Paris : Daniel Henry Kahnweiler
Kahnweiler, né en 1884 à Mannheim, arriva à Paris en 1902 au moment où l'art se trouvait en pleine évolution entre le Fauvisme récent et le Cubisme naissant. Il fut l'un des premiers à voir " Les Demoiselles d'Avignon " dans l'atelier de Picasso à Montmartre. Ce fut l'origine d'une longue et fidèle amitié entre les deux hommes. Il devint le marchand de ceux qu'on appelait les " mousquetaires " du Cubisme : Picasso, Derain et Gris ; il édita les poètes favorables à ce mouvement, Apollinaire, Max Jacob, André Salmon. Picasso lui confia ses ventes jusqu'à la fin de sa vie. Il a en outre écrit sur la naissance du Cubisme, sur les collectionneurs, les règles du jeu ou la condition des peintres.
Ci-dessous, une photographie de son appartement en 1913, rue George Sand, on y aperçoit au mur un grand masque probablement de Côte d'Ivoire, sur la cheminée une sculpture africaine auprès de La figure accroupie d'André Derain réalisée en 1907.
En 1921, les biens de Kahnweiler furent vendus. Ses œuvres d'art nègre le furent à Drouot et ce fut la première fois que le terme " art nègre " était utilisé dans un catalogue de salle des ventes .
c) Entre Zürich et Paris : Tristan Tzara
Le poète Tristan Tzara (1889-1963) a participé à la naissance du mot " Dada " à Zurich et a été le plus actif propagandiste du mouvement 1916, puis à Paris à partir de 1919. (cf. http://sdrc.lib.uiowa.edu/dada/collection.html pour une mise à disposition en ligne d'œuvres Dada).
À Zürich d'abord puis à Paris dès 1919, il collectionna des œuvres d'art nègre :
d) À New-York : Alfred Stieglitz
En 1905, à New-York, le photographe Alfred Stieglitz ouvrit une galerie au numéro 291 de la Cinquième Avenue. Le "291" allait rapidement devenir un lieu d'exposition " pionnier ", rompant avec le goût dominant de l'époque aux Etats-Unis.
Alfred Stieglitz commença à exposer l'art européen moderne dès 1907 : Matisse, Cézanne, Picasso... Il ne prit pas de photos de ces expositions, mais il prit quelques clichés de l'exposition Brancusi de 1914, du panorama africain de 1915 et de l'exposition Picasso-Braque du printemps 1915.
Lors de cette dernière exposition, deux dessins de Picasso étaient posés dans le fond de la pièce,encadrant un reliquaire Kota, qu'il mettait en scène avec un nid de guêpes...
Ce geste est fondateur d'une mise en perspective esthétique d'une œuvre d'art nègre.
3°) Un événement artistique : La revue nègre de 1925
La première de la Revue Nègre eut lieu le 2 octobre 1925. Joséphine Baker en était la vedette.
Le corps de Josephine et des autres membres de la troupe devait être compris comme l'un des nombreux " objets " africains qui soudain semblaient beaux à une avant-garde parisienne dont l'enthousiasme pour l'art africain se développait depuis deux décennies. La mode de l'art nègre pénétra rapidement dans la vie quotidienne de l'artiste et des milieux mondains.
Mais il ne faut pas être dupe, le spectacle illustrait surtout l'exotisme et reflétait l'empire colonial dans toute sa splendeur. Et pourtant, même si les scènes de la Revue Nègre avaient beau illustrer certains aspects de la vie américaine, le public y voyait les jungles de l'Afrique, les plages frangées de cocotiers du Pacifique. La Revue Nègre excitait le public en lui rappelant l'existence d'un monde à la fois mystérieux et sexuellement disponible, étranger mais soumis. Quoi qu'il en soit, la Revue Nègre semble avoir constitué une facette de la vulgarisation de la mode " nègre " en France.
V. Les années 30
1°) Les Surréalistes
Après les Fauves et les Cubistes puis les Dadaïstes, les Surréalistes allaient trouver à leur tour dans l'art " nègre " un tremplin pour leur quête de rêve et de merveilleux. C'est à travers cette projection onirique, que s'entrouvrait, à leurs yeux, une possibilité de changer le monde. C'est ainsi que les Surréalistes, effaçant les frontières établies par les hommes, concevaient en 1929 une carte du monde où la Nouvelle-Bretagne était le centre :
Dans les années 1920, Breton découvrit l'art inuit et acquit une collection de masques " Eskimo ". Durant la guerre, il rejoignit à New York ses compagnons d'exil : Max Ernst, Yves Tanguy, Kurt Seligmann, Roberto Matta... qui furent très sensibles à l'art amérindien et se constituèrent d'intéressantes collections.
En revanche l'art africain, " porteur d'une pensée d'où la rêverie est absente ", trop près de " l'écorce " et non de la " sève ", ne retint jamais vraiment l'attention des Surréalistes, et le peu d'œuvres de ce continent que Breton et Éluard possédèrent furent vendues aux enchères en 1931.
La même année, l'exposition coloniale au musée des Colonies de la Porte Dorée donnait l'occasion aux Surréalistes de s'insurger, dans leur tract intitulé Ne visitez pas l'exposition coloniale, contre ce " concept escroquerie ", ces " palais en carton-pâte " où des indigènes devaient se singer eux-mêmes au nom du folklore et du pittoresque.
2°) Vers une approche esthétique de l'art nègre
Contre cette vision stéréotypée et méprisante, furent organisées, entre 1925 et 1935, plusieurs expositions de référence. Ainsi en fut-il de L'exposition d'art africain et d'art océanien à la Galerie du théâtre Pigalle en 1930. Les organisateurs de l'exposition (Tristan Tzara, Charles Ratton et Pierre Loeb) durent demander au président du tribunal de la Seine de commettre un expert pour donner son avis sur " le caractère purement artistique des oeuvres exposées "… " L'exposition d'art nègre et océanien au théâtre Pigalle (…) a irrité la pudeur de tous les gardiens de la morale " lit-on dans la revue Cahiers d'art en 1930 et le propriétaire de la galerie, le baron Henri de Rothschild, dut retirer des sculptures. Mais les pièces furent réintégrés.
Déjà en 1924, dans une version préparatoire de la photographie Black and White publiée en couverture de la revue dadaïste de Francis Picabia 391, deux sculptures furent mises en présence : une sculpture Baoulé et une figure art nouveau représentant une femme européenne.
De manière inédite, cette photographie voulait véhiculer des valeurs d'égalité et de dialogue.
Mais une telle approche était loin de faire l'unanimité à cette époque.
S'en suivront les photographies célèbres de 1926 (Noire et Blanche) et celle de 1937 de la statue Bangwa et de la jeune femme :
L'exposition de la Galerie Pigalle de 1930, prenant résolument le parti de l'art, aura constitué probablement une référence pour l'exposition African Negro Art du MoMA à New York en 1935, après celle de 1915 de Marius de Zayas et les photographies de Stieglitz.
Charles Ratton se chargea de préparer l'exposition au Musée d'Art Moderne de New York, délégué par Paul Rivet, alors directeur du Musée Ethnographique du Trocadéro.
Ce fut aux Etats-Unis la première exposition d'art nègre à se tenir dans un musée, elle comportait six cents pièces. Près de quatre cent soixante-dix furent photographiées par Walker Evans à qui Alfred Bar, directeur du musée, avait commandé une série de portfolios.
Avec cette exposition, les objets d'art nègre devinrent des objets d'art moderne. Il ne s'agissait donc pas de diffuser une culture ou des valeurs " autres ", mais d'affirmer un canon esthétique via les arts d'Afrique.
A New York, le Museum of Primitive Art fondé par Nelson A. Rockefeller fut inauguré en 1957. Après donation en 1967 au Metropolitan Museum of Art de New York ; celui-ci inaugura une aile entière dédiée au Primitive Art en 1982. En France, il faudra attendre André Malraux et les années 60 pour que l'art nègre, terme qu'on n'emploie plus à l'époque, soit institutionnalisé puis, près de 20 ans après New York, l'inauguration du Pavillon des Sessions au Musée du Louvre.
VI. Conclusion
De l'atelier à la spéculation
Ce rapide parcours à travers le XXème siècle et une attention plus spécialement portée aux trente premières années nous ont montré que l'art nègre a toujours été considéré soit comme un balbutiement à dépasser, soit comme un geste inaugural dont il fallait retrouver la force. Cet art a toujours été placé aux origines de l'Art. Cette connotation ne disparaît pas, en est pour preuve le succès du terme " Arts Premiers ".
Ce succès se pèse notamment à l'aune du marché de l'art. Et c'est particulièrement dans ce milieu que nous retrouvons tous les noms des collectionneurs que nous avons évoqués.
La rançon de l'appréciation esthétique de ces œuvres n'en-est-elle pas leur valorisation marchande ?
Ainsi, parmi les termes les plus usités dans le monde des collectionneurs d' " arts premiers ", notamment lors de transactions commerciales, le terme "pedigree" occupe une place prééminente.
Par pedigree, on entend ici le ou les propriétaires successifs de l'objet, autrement dit son parcours occidental à travers les collections privées et publiques, avec la documentation qui lui est attachée, par exemple les catalogues d'expositions dans lesquels il figure.
Sally Price en analyse le contenu qui doit aboutir à doter l'objet d'un nouveau " passeport " :
" Normalement, le pedigree de cet objet ne donne aucune information détaillée sur le créateur ou les premiers propriétaires (indigènes) ; il n'est fait mention que des Occidentaux entre les mains de qui l'objet est passé. Avec ce système, une figure africaine qui a appartenu à Henri Matisse, Charles Ratton ou Nelson Rockefeller n'a rien à voir avec une autre sculpture du même artiste qui ne s'est pas trouvée dans la collection d'un personnage célèbre "et de poursuivre …. " Or, si l'on considère que le critère le plus courant pour justifier la catégorie de l'art primitif est l'absence d'écriture, on est en droit de se demander - quand on analyse l'indéniable absence de l'artiste Primitif dans le monde de la créativité artistique reconnue - si c'est bien lui qui s'est rayé d'un trait de plume ".
De l'altérité
Mais de nos jours, il semble (voire espérer) qu'on ne puisse parler au nom des autres : des recherches sur les noms des artistes ou les ateliers se développent, les musées commencent à comprendre qu'ils ne peuvent être des lieux où l'on vient s'approprier les objets des Autres en les regardant comme simple document ou œuvre d'art mais qu'ils doivent être des lieux où une " réelle " (et non pas seulement intellectuelle) rencontre de cultures peut s'opérer.
Références bibliographiques
- D'un regard l'autre. Histoire des regards européens sur l'Afrique, l'Amérique et l'Océanie. Catalogue d'exposition Musée du Quai Branly. Paris : RMN. 2006.
- La Création du Monde. Fernand Léger et l'art africain dans les collections Barbier-Mueller. Paris : Ed. Biro, Genève : Musée Barbier Mueller. 2000.
- BAROU, Jean-Pierre. L'Oeil pense : essai sur les arts primitifs contemporains. Paris : Balland. 1993.
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