L’exposition
est articulée en dix sections chronologiques reliées entre elle par une
“timeline”, vitrine verticale traversant l’exposition où seront réunis
œuvres, objets et documents, partitions illustrées, affiches, disques
et pochettes, photographies…, chargés d’évoquer de façon directe les
principaux événements de l’histoire du jazz.
Cette timeline structurée par années constitue le fil rouge
de l’exposition que suivent les sections, elles-mêmes divisées en
salles thématiques ou monographiques.
1. Avant 1917
Il est évidemment impossible de dater précisément la “naissance” du
jazz. Mais depuis longtemps, on s’accorde à considérer l’année 1917
comme une charnière décisive. Cette date est marquée par deux
événements décisifs : l’un est la fermeture de Storyville, le quartier
réservé de la Nouvelle Orléans, dont les célèbres lieux de plaisir ont
été l’un des creusets du jazz (creuset dont la disparition provoquera
l’immigration des musiciens vers le nord des États-Unis, Chicago et New
York en particulier) ; l’autre événement-charnière est l’enregistrement
sinon du premier disque de jazz, du moins du premier disque affichant
le mot « jazz » sur sa pochette (ou, plus exactement : « jass »). Ce 78
tours de l’Original Dixieland ‘Jass’ Band comportait deux titres :
Livery Stable Blues et Dixie Jass Band One Step.
Les signes avant-coureurs — minstrels, gospel, cake-walk, ragtime… —
du phénomène musical qui s’apprêtait à bouleverser le siècle ont
inspiré de nombreux artistes bien avant cette date : les
Afro-américains, les Américains comme Stuart Davis ou les Européens
comme Pablo Picasso.
2. « Jazz Age » en Amérique 1917-1930
Cette deuxième section rend compte de la fantastique vogue du jazz
qui marque la culture américaine après la première guerre mondiale.
Cette vogue est telle qu’après son utilisation par F. Scott Fitzgerald
en titre de l’un de ses livres, l’expression « Jazz Age » sera
régulièrement reprise pour qualifier l’époque toute entière, voire une
génération, et plus seulement sa bande son.
Cette section s’ouvre par l’œuvre de Man Ray précisément intitulée
Jazz (1919) et réunit divers autres artistes américains ou résidant aux
Etats-Unis comme James Blanding Sloan, Miguel Covarrubias ou Jan
Matulka.
The King of Jazz, l’extraordinaire film de John Murray Anderson
dédié à Paul Whiteman, marque comme un bouquet de feu d’artifice la fin
de ces années qu’on a aussi dites « folles ».
3. Harlem Renaissance 1917-1936
L’un des faits les plus remarquables de cette période du « Jazz Age
» est l’émergence à Harlem (mais aussi dans d’autres grandes villes
américaines) d’une culture afro-américaine. La musique en est
certainement l’aspect majeur.
Sous la houlette de quelques figures incontournables comme Carl van
Vechten et Winold Reiss, de nombreux artistes (africains-américains ou
non) produisent au cours des années 20 une quantité considérable
d’œuvres tant littéraires que visuelles qui trouvent souvent dans la
musique bien plus qu’un sujet de prédilection. Cette section de
l’exposition est l’occasion de découvrir entre autres peintures,
dessins et illustrations d’Aaron Douglas, d’Archibald Motley, de Palmer
Hayden et d’Albert Alexander Smith.
4. « Jazz Age » en Europe 1917-1930
L’histoire est assez bien connue de la découverte par les Européens
des rythmes syncopés apportés par l’orchestre militaire de James Reese
Europe, lequel fut bientôt suivi par les spectacles venus de Harlem et,
tout particulièrement, par la célébrissime Revue nègre qui fit de
Joséphine Baker la coqueluche de Paris - et de Paul Colin une star de
l’affiche artistique.
De Jean Cocteau à Francis Picabia, de Kees van Dongen à Fernand
Léger, le virus du jazz pénètrera durant l’entre-deux-guerres tous les
aspects de la culture du vieux continent. Dès 1918, le dadaïste Marcel
Janco intitule Jazz une toile importante… Cette section évoque
également les séjours à Paris de quelques unes de figures de la Harlem
Renaissance, tel Albert Alexander Smith.
Il reviendra à Paul Colin le soin d’illustrer ce « Tumulte noir » par le biais de son fameux portfolio.
5. Les années Swing 1930-1939
Au « Jazz Age » succède la mode du Swing et des grands orchestres,
tels ceux de Duke Ellington, Count Basie, Benny Goodman ou Glenn
Miller, qui feront danser les foules sur le volcan des années trente.
Avec l’avènement du cinéma sonore, de nombreux films témoignent de
cette époque, et de prestigieux artistes puisent leur inspiration dans
la séduisante pulsation syncopée du jazz, comme Frantisek Kupka ou le
réaliste régionaliste Thomas Hart Benton. Durant cette période, la
plupart des artistes apparus dans le contexte de la Harlem Renaissance,
comme Carl van Vechten, ont naturellement continué de travailler tandis
que d’autres peintres afro-américains comme William H. Johnson
commencent leur carrière.
6. War Time 1939-1945
La seconde guerre mondiale marque de façon dramatique toute la
culture mondiale. Musiques aux armées et autres V-Disc seront sur tous
les fronts. Du coup le jazz et ses répercussions dans d’autres domaines
artistiques n’échappent naturellement pas aux atteintes de ce
cataclysme. Ainsi, c’est pendant ces années que Piet Mondrian, émigré à
New York, découvre le Boogie Woogie qui détermine de façon essentielle
ses derniers chefs d’œuvre. Pendant ce temps-là à Paris, alors que
l’accoutrement (Zoot Suit !) des “Zazous” — probablement baptisés
ainsi à partir d’un morceau de Cab Calloway — manifeste de façon
ironique une opposition, certes sans grand risque, à l’occupant,
Dubuffet se prend quelques temps de passion pour la musique qu’écoutent
ces jeunes gens et en tire quelques superbes tableaux et de très
vivants dessins. Matisse, quant à lui, élabore son célébrissime Jazz en
1943 … Côté danse américaine, le Jitterbug est maintenant le pas du
jour, salué par une magnifique série de peintures dues à William H.
Johnson.
Evénement d’importance primordiale pour le futur, la fin de cette
décennie voit un tout jeune graphiste encore inconnu, nommé Alex
Steinweiss, produire pour Columbia la première pochette de disque…
7. Bebop 1945-1960
La fin de la guerre coïncide avec l’avènement du Bebop, révolution
musicale lancée par Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk,
Miles Davis et quelques autres. Le jazz devient moderne.
Côté peinture, l’expressionnisme abstrait, ou Action Painting,
s’apprête à voir le jour. Quelques-unes des figures qui en seront les
vedettes trouvent leur inspiration non seulement chez les artistes
européens exilés aux Etats-Unis pendant la guerre, mais aussi dans la
musique de jazz qu’ils écoutent sans discontinuer, tel est le cas de
Jackson Pollock. Figuratif, mais proche par l’esprit de ce mouvement,
le peintre Larry Rivers, également saxophoniste, dédie plusieurs
tableaux à la musique qui le passionne. Artiste afro-américain,
figuratif mais indubitablement moderniste, Romare Bearden produit alors
de nombreuses œuvres liées à la musique de sa communauté. En Europe, un
Nicolas de Staël dédie certaines de ses plus importantes peintures à
une musique qui attire encore des foules de jeunes gens…sur le point de
se tourner vers le rock.
Cet après-guerre voit également surgir, avec le microsillon, un
nouveau champ artistique, mineur mais passionnant : celui de la
pochette de disque (Record Cover). Anonymes ou célèbres, comme Andy
Warhol, des dizaines de graphistes vont s’adonner à l’exercice de
séduction du mélomane au format 30 X 30 cm. Grand consommateur
d’images, cet art très appliqué offrira à certains grands noms de la
photographie, notamment à Lee Friedlander, un commencement de carrière
étincelant. D’autres photographes franchement spécialisés, comme Herman
Leonard, s’y conquièrent une notoriété considérable.
Le cinéma des années cinquante s’est souvent laissé contaminer par
ce jazz moderne, si facilement capable d’adapter ses rythmes et ses
couleurs expressives aux images en noir et blanc d’alors : parmi des
dizaines d’autres longs métrages, en témoignent emblématiquement
l’Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle (avec la musique de Miles
Davis) ou le Shadows de John Cassavetes (avec celle de Charlie Mingus).
8. West Coast Jazz 1949-1960
La vulgate de l’histoire du jazz veut que le Bebop ait été noir et
new-yorkais et que lui ait répondu, à l’ombre des studios de cinéma de
Hollywood, un West Coast Jazz, si « frais et raffiné » que certains
n’ont pas manqué de le juger efféminé. A nuancer considérablement,
cette façon de voir les choses n’est pas complètement fausse. La
comparaison du graphisme des compagnies de disques basées sur chacune
des côtes illustre cette opposition : plages ensoleillées et blondeur
virevoltante à l’ouest des photographies de William Claxton, lettrage
géométrique et portraits de musiciens noirs à l’est… De nombreux
jazzmen fameux de la côte Ouest, le plus souvent blancs il est vrai,
gagnent alors confortablement leur vie en concoctant les musiques du
cinéma hollywoodien, qui porte donc leur trace si caractéristique… Cela
ne les empêche pas d’aller jammer le dimanche dans des clubs dont la
Lighthouse d’Howard Rumsey restera le symbole.
9. La révolution Free 1960-1980
En 1960 paraît l’album Free Jazz d’Ornette Coleman. Avec son titre à
double entente (« libérez le jazz / jazz libre »), ce disque dont la
couverture s’ouvre sur une reproduction du White Light de Jackson
Pollock, marque une nouvelle redistribution des cartes : après la
période moderne, vient le moment de l’avant-garde libertaire…
À cette “révolution Free” contemporaine des mouvements de libération
des noirs — Black Power, Black Muslims, Black Panthers… ¬— répondent
dans les arts plastiques les travaux d’artistes comme le météorique Bob
Thompson. Cette période est aussi celle où, liberté aidant, l’Europe
donne sa version de la Free music, dans des performances parfois
proches de l’esprit Fluxus. Parmi les nombreux effets de cette
ouverture, on peut signaler Carnet de notes pour une Orestie africaine
(Appunti per un Orestiade africana), l’étonnant brouillon de film dans
lequel Pier Paolo Pasolini invita les improvisations du free jazzman
Gato Barbieri à rencontrer à la fois Eschyle et l’Afrique.
10. Contemporains 1980-2002
Les arts plastiques ont commencé à recourir régulièrement à
l’adjectif “contemporain” au détour des années 60, probablement parce
que le terme “moderne” ne collait plus très bien aux nouvelles formes
alors en gestation. L’expression “jazz contemporain”, en revanche,
n’est pas passée dans les mœurs : dans les “Mondes du jazz” (pour
reprendre le titre d’un livre d’André Hodeir), les époques cohabitent
et, aujourd’hui, se marient et se mêlent parfois. L’exposition donne un
aperçu des deux dernières décennies en soulignant la prédominance de
trois pôles : le premier, sous la houlette de Wynton Marsalis,
historicise le Bebop de façon presque académique, à l’instar de la
musique dite classique, et l’invite régulièrement uptown sur les scènes
distinguées du Lincoln Art Center de New York ; le second, avec John
Zorn pour chef de file, poursuit et développe la tradition libertaire
et avant-gardiste héritée du Free et s’est installé Downtown dans de
petits clubs plus ou moins autogérés, où est souvent célébrée la
composante juive — Great Jewish Music, annonce le titre d’une série de
disques dirigée par Zorn où figure notamment un album d’hommage à Serge
Gainsbourg ; le troisième est, tout simplement, le reste du monde, et
en particulier l’Europe où de nombreux musiciens de grand talent
démontrent chaque jour l’universalité du jazz et de ses multiples
descendances sans faire plus que cela référence à un modèle américain.
Aussi, la présence du jazz dans les arts contemporains reste
considérable. En témoignent nombre de tableaux imprégnés de Black Music
peints par Jean-Michel Basquiat au cours de sa brève carrière, telle ou
telle vidéo d’Adrian Piper ou de Lorna Simpson, ou encore cette
admirable photographie de Jeff Wall inspirée par le prologue de The Invisible Man de Ralph Ellison.
Titrée Chasing the Blue Train, la grande installation
réalisée en 1989 par le mythique artiste afro-américain David Hammons -
avec son petit train jouet toujours en marche, ses tas de charbon et
ses caisses de piano dressées sur le flanc - fournit à l’exposition
tout entière la conclusion suivante : si le XXème, ce siècle du jazz,
est bel et bien fini, le train de la musique qui l’aura accompagné,
plus peut-être que tout autre, est quant à lui toujours en mouvement.