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L’ARTISTE AFRICAIN

" Pour le sculpteur noir, le meilleur masque, dit-on, est le plus efficace ;
d'où vient son efficacité, sinon de la plénitude de son style ? "
A. MALRAUX

L'artiste africain, pour nous, est resté longtemps anonyme. Et pourtant, il joue un rôle essentiel entre le visible et l'invisible ; il participe à la cohésion et à l'évolution de son propre groupe culturel ; éventuellement, à travers sa création, il peut toucher des communautés voisines.

FORMATION

En Afrique, dès l'enfance, il existe une éducation collective par "classes d'âge". Après les toutes premières années, au moment du passage de l'adolescence à l'âge adulte, (excision, circoncision), donc à la séparation des sexes, le jeune homme -car en Afrique, c'est uniquement l'homme qui peut devenir artiste- sera en principe dirigé par les sages, selon ses dons, vers différents secteurs de la vie sociale : la chasse, la parole, le chant ou la musique, la sculpture sur bois ou le travail de la forge. Alors il recevra un enseignement sur les techniques et les mythes correspondants. Le danger du système héréditaire de la charge d'artiste, qui se retrouve dans de nombreuses ethnies, est compensé par des soupapes de sécurité : malgré la loi des traditions, on constate des transgressions. Ainsi, chez les Sénoufo, si les jeunes héritiers de la charge se révèlent peu doués, l'artiste " instructeur " peut faire entrer en apprentissage des cousins éloignés ou des captifs de case, anciens prisonniers de guerre ou esclaves. Dans d'autres ethnies, tshokwe, dan, igbo, on devient sculpteur également par vocation et reconnaissance de son talent. Un Bashilele, orienté vers cette corporation par des rêves ou des transes, doit payer un droit d'admission à son initiateur. On trouve en Afrique des familles ou des villages entiers soumis à l'enseignement de maîtres sculpteurs. La sélection qualitative démontre l'existence sans doute possible d'un sentiment critique, même si le vocabulaire pour l'exprimer n'est pas l'équivalent du notre.

Le jeune artiste tout en continuant à recevoir un enseignement général, va entrer en apprentissage chez un maître; tout comme l'apprenti peintre, à la Renaissance, commençait dans l'atelier de son aîné, par nettoyer les pinceaux, broyer les couleurs, apprendre le langage propre à sa corporation. Michel-Ange ne fut-il pas placé par son père dans l'atelier de Domenico Ghirlandaïo ou Léonard de Vinci ne passa-t-il pas chez Verrochio ? Le jeune Africain va, lui aussi, débuter par balayer, passer les outils, actionner le soufflet de la forge ; mais il devra acquérir deux langages : le profane qui correspond aux objets d'usage domestique, qu'il pourra exécuter pendant ses années d'apprentissage et le sacré, réservé aux objets rituels.

Lorsqu'il aura atteint un niveau de connaissance des mythes suffisant, il pourra être sélectionné par ses pairs et on lui confiera des commandes que son degré d'initiation lui permettra de réaliser. Par exemple, il aura la possibilité défaire un masque de passage de grade d'après un modèle. Ces modèles, utilisés par le maître, supports techniques, plastiques et mythologiques, n'ont pas forcément la dimension des objets réels ni les caractéristiques (trous d'attache ou de portage pour les masques). Selon la personnalité de l'initiateur et la variabilité du mythe, le jeune sculpteur pourra s'exprimer plus ou moins librement, s'éloigner ou non du modèle proposé. Son esprit de compétition, son sens critique, ses capacités techniques et créatrices seront encouragés à cette occasion.

Les jeunes restent en apprentissage entre six et dix ans pour être préparés aux interdits, avantages, dangers, charges et droits inhérents à leur corporation. Ils atteignent alors une trentaine d'années. Il n'est cependant pas exclu qu'un jeune, extrêmement doué, saute des classes d'âge. Cependant, qu'il reste chez son maître ou qu'il prenne son indépendance, il est impensable de lui demander de réaliser une sculpture dont l'usage et le contenu liturgique sont destinés à des hommes de la classe d'âge supérieure.

 

MATURITÉ DE L'ARTISTE AFRICAIN

Léonard de Vinci recommande à l'artiste de " vivre en solitaire pour mieux se concentrer sur l'essence des choses ".'Rien ne peut résumer aussi exactement l'attitude de l'artiste africain face à sa création. Il est solitaire, marginal et sa fonction a un caractère sacré. Le sculpteur, en Afrique, exécute son oeuvre le plus souvent en secret, avec beaucoup de contraintes, car elle est destinée à un public restreint. Il lui arrive certes de travailler ou de montrer sa sculpture à des confrères, ou bien d'écouter des critiques en cours d'exécution. Mais c'est toujours une élite " d'intellectuels " comprenant les artistes eux-mêmes, qui va exprimer les remarques et comme les œuvres ne sont pas destinées à être exposées, la production dépend de la qualité 'de la critique initiale. Cette critique, les artistes vont la subir non seulement avant mais aussi pendant l'utilisation, les commanditaires jugeant selon l'efficacité de l'œuvre en question.

On peut se demander alors ce qui importe le plus dans la réputation d'un artiste, son pouvoir magique ou son talent créateur. Personnellement, je penche pour le talent : l'élite intellectuelle est capable de faire la relation entre niveau d'usage et qualité de création et d'exécution ; elle n'est pas assez, bornée pour rendre systématiquement les artistes responsables du fonctionnement par fois négatif de certains objets. Elle peut, bien sûr, profiter de ces événements pour essayer de les disqualifier ou de les évincer mais ce sont là intrigues et rivalités. Pour finir, il faut noter la rudesse de la compétition permanente entre les clients pour s'approprier les services d'un artiste réputé et se servir des ses œuvres pour accroître leur prestige. Chez les Bamiléké, " le nom 'des artistes était souvent tenu volontairement secret. L'artiste étant gardé au palais tant que la commande n'était pas achevée, ses œuvres ne pouvant être écoulées que par l'intermédiaire du roi, lequel en usurpait souvent la paternité [,..] après l'achèvement d'un chef-d'œuvre, ceux-ci (les sculpteurs) pouvaient être déportés, vendus comme esclaves ou même exécutés " (P. Harter). La rivalité entre les forgerons bamana peut aller jusqu'à l'utilisation du poison ou de la sorcellerie pour détruire la famille d'un rival ; ils n'hésitent pas à employer la calomnie pour réduire à néant les relations privilégiées entre forgeron et clients. " La renommée d'un forgeron est absolument vitale, étant donné que ses succès ou ses faillites dans le domaine de la sculpture sont considérés comme une question d'honneur tant individuel que familial et par conséquent comme m enjeu de vie ou de mort. " (Sarah Brett-Smith)

 

DIALOGUES D'ARTISTES ET DISSIDENCES

Imaginons un sculpteur mumuye qui présente une nouvelle statuette à ses amis. Leurs réactions immédiates peuvent sûrement être comparées à celles des peintres à qui Picasso montra Les Demoiselles d'Avignon. " II est fou " - " Un jour, il va se pendre derrière. " Et puis, le premier choc passé, ce sculpteur mumuye a dû vivre une intense compétition avec les autres artistes de son ethnie, un peu comme Braque, Picasso et Juan Gris entre 1911 et 1913 ; ce qui faisait dire à Braque " qu'ils avaient l'impression de peindre dans le dos l'un de l'autre comme sur la célèbre affiche de Ripolin ". Ces sculpteurs ont certainement tenu des conversations passionnantes pour l'évolution de leur art devant cette proposition. L'artiste créateur de cette forme justifiait l'importance de la prise de position des bras dans l'espace et l'utilisation du vide ; un interlocuteur, tout en lui rétorquant que les liaisons proposées entre les masses donnaient effectivement plus de présence à " l'individu " lui demandait des détails sur les risques de casse, à vouloir ainsi obtenir des volutes dotées d'une telle tension. Le premier racontait le mal qu'il avait eu à trouver le bois convenable ; la discussion se poursuivait jusqu'au milieu de la nuit, pour savoir s'il valait mieux laisser la marque de l'outil sur la surface ou passer des heures et des heures à polir le matériau avec des feuilles abrasives. Et à la fin, intervenait un vieux sculpteur, indigné par les jeunes qui aujourd'hui ne respectaient plus rien et feraient mieux d'agir comme à son époque ou à celle de son père, c'est-à-dire voyager chez les Chamba, les Jukun ou les Wurkum pour s'instruire. Tout cela n'est qu'imagination mais nous ramène à l'essentiel : la parole, la discussion en vue défaire bouger les traditions.

La sculpture africaine est un art sans esquisses, sans études, sans dessins préparatoires. Les artistes passent directement du concept à l'exécution. De plus, la rapidité de la transmission de l'œuvre du " réalisateur " au " consommateur " est foudroyante, elle ne permet pratiquement aucun temps de réflexion. La critique est immédiate et définitive, l'œuvre est avalée, digérée, acceptée ou broyée si elle ne satisfait pas. La puissance critique des usagers a peut-être annihilé, chez, les Baoulé, toute tentative d'originalité et d'évolution.

Heureusement, il existe des artistes dissidents qui passent à travers les mailles étroites du filet de la critique traditionaliste. A l'intérieur de sociétés très structurées comme Ifè, le royaume du Bénin, les Tomba, les Luba, les Baoulé, où toute tentative de solution nouvelle peut être considérée comme un exploit, ou dans des sociétés plus souples comme celle de l'est du Nigeria, les artistes dissidents tirent profit de tout : le renouvellement d'un culte, la variation d'un mythe, l'émigration, les alliances, les conflits sociaux, les commandes par d'autres communautés, leur réputation de magiciens. Ils s'expriment dans de nouvelles formes en espérant les imposer. Et si le pouvoir de l'État est trop contraignant, il leur reste une solution : 'la fuite, l'émigration, comme celles de Tsoede et d'Ojugbelu.

Les artistes africains savent profiter du Kuo, le juste et seul moment, selon les Chinois, où le tisserand peut envoyer et passer sa navette. Ils ont démontré qu'ils emploient avec bonheur tous les matériaux à leur disposition, ils incorporent et utilisent aussi toutes les nouvelles matières apportées sur leur continent. Ils se sont infiltrés dans le tréfonds des proportions, dans les enchaînements de rythmes faits de répétitions sans redites. Ils ont créé des variations déformes tout à fait singulières. Ils se sont servis admirablement de l'ombre et de la lumière. Comme l'a dit Jean Laude, ils sont capables de "penser directement avec des formes dans les formes et [de] faire des jeux déformes comme nous faisons des jeux de mots ".

 

Chaque culture reste authentique en s'enrichissant au contact des autres.
(Claude Levi-Strauss)

La sculpture africaine est avant tout matérialisation de la parole. Cette caractéristique lui confère une grande importance dans les études de terrain. Mais, dans leurs rapports avec leurs informateurs, certains ethnologues ont tendance à trop employer l'affirmation. Ils ne tiennent peut-être pas assez compte de la personnalité, de l'âge et de la position sociale de leurs interlocuteurs. Alors que l'on s'éloigne de plus en plus des sources premières d'inspirations, des questions sont posées dont les réponses sont préméditées et les cicatrices historiques sont négligées.

Que valent par exemple les informations recueillies par un homme qui interroge sur des objets uniquement manipulés par des femmes ? Je me demande parfois si quelques-uns ne partent pas avec leur divan sur le terrain, de peur de retrouver leur innocence. On a déjà pillé l'Afrique dans tous les sens du terme (déportation, esclavage, colonisation, racisme institutionnalisé), il ne faudrait pas maintenant que des ethnologues veuillent la châtrer dans leurs laboratoires.

En outre, il faudrait séparer la notion d'objets de surface appartenant comme des biens mobiliers à leurs propriétaires de celle du patrimoine archéologique. Car, en fait, si nous avons une idée assez, juste de l'inventaire des objets de surface, l'avenir de l'art africain est dans son sous-sol.

Les grands artistes sont aussi rares en Afrique que dans toutes les autres sociétés, y compris la nôtre. A l'intérieur même des " œuvres complets ", il existe des temps forts correspondant à la qualité de la question plastique posée ; peu d'artistes ont été capables d'en poser plusieurs.

Enfin, à notre époque, où le métissage culturel paraît non seulement évident mais indispensable au monde futur, où le discours courant proclame : " Pas d'hommes hors de la culture ", il faut se souvenir du cri de Fénéon en 1920 dans le Bulletin de la vie artistique ; " Quand rentreront-ils au Louvre ? " Alors que, depuis plus de dix ans, les arts noirs sont présents dans les grands musées des Beaux-Arts aux États-Unis, la France, elle, continue à les marginaliser dans des musées d'Histoire naturelle. Le Grand Louvre réorganise ses collections. Si l'on ne profite pas de cette occasion, sans tomber dans le piège actuel du post-modernisme, pour " resacraliser " l'art africain, l'art islamique et tous les " arts premiers " en leur accordant une place légitime, le Grand Louvre sera un leurre. Et l'État français en supportera la responsabilité historique.

Jacques KERCHACHE

 

 

 




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