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Texte de présentation extrait de l'ouvrage: J. Kerchache, J-L. Paudrat, L. Stephan, L'Art Africain Jacques Kerchache, Citadelles, 1988
Sans méthode préalable, la passion de l'Afrique m'a propulsé au cœur du Gabon, m'a porté du Congo en Guinée équatoriale, de la Côte-d'Ivoire au Libéria, m'a conduit du Burkina Faso au Mali, de l'Éthiopie au Bénin, du Nigeria au Cameroun et de la Tanzanie au Zaïre. De ces expériences parfois difficiles, physiques certes, mais surtout intellectuelles et spirituelles, de ma participation à certaines cérémonies et à diverses manipulations d'objets, de mon immersion temporaire mais effective dans les cultes de l'ancienne Côte des Esclaves, je ne puis restituer aujourd'hui que des sensations, des impressions et je me garderai de toute affirmation.
Cependant, devant la sculpture africaine, il faut cesser d'avoir peur d'être profane et se laisser envahir par elle ; il faut s'en approcher, la fréquenter, se l'approprier, l'aimer. Lui offrir son temps, lui ouvrir sa sexualité, ses rêves, lui livrer sa mort, ses inhibitions, redécouvrir autre chose en soi. Sans lâcheté, ne pas hésiter à désacraliser, sans les rejeter, ses sources culturelles. Ne plus avoir cette taie sur l'œil et se laisser aller à la jouissance, se laisser gagner par la magie.
Même si nous ne pouvons contempler cette sculpture que par fragments, ceux-ci sont encore assez riches pour exprimer cet alphabet de signes-mères, de matrices auquel l'homme d'aujourd'hui, dans sa quête nécessaire d'universalité, peut et doit puiser. Car, en cette fin du XXe siècle, il y aurait danger à négliger l'apport de tous les " arts premiers " et en même temps ultimes ; ce sont là les ancêtres du futur. Les arts africains n'ont pas pour but de nous enseigner une certaine idéologie, mais de nous apprendre à regarder autrement. Il faut se garder du racisme subtil, c'est-à-dire penser qu'il faut être africain pour comprendre cette sculpture, attitude exotique qui n'est plus de mise. De même, nous ne pouvons continuer à traîner le boulet des événements historiques qui marginalisent dans des ghettos - les laboratoires, (quel mot pour parler d'une culture ! ) des musées d'Histoire naturelle - des œuvres majeures, de qualité universelle, qui voisinent avec des crânes, des fœtus, des vêtements, des chaussures... (Accepteriez-vous de regarder les œuvres de Michel-Ange, de Léonard de Vinci, de Goya, de Matisse, exposées avec leurs pantoufles et leurs chapeaux?)
Autre recommandation : il ne faut pas aborder l'art africain par le biais de la date. D'abord, quelle que soit la culture observée, l'âge d'une œuvre n'a jamais été un garant de sa qualité ; les productions mineures, vulgaires et pauvres abondent aussi bien dans les cultures gréco-romaines; égyptiennes, asiatiques qu'au XVIIIe siècle français ou au XXe. Il faut ensuite dépasser les analyses ( ethnomorphologiques, quantitatives et mathématiques) que pratiquent beaucoup de chercheurs. Concevez-vous de mesurer les sculptures du Bernin ou de Picasso pour en déterminer l'originalité, l'émotion ou la magie ? Et pourquoi se servir des objets -sans vraiment les regarder - comme prétexte à l'établissement d'une théorie de la société ? En fait, la beauté d'une sculpture n'est pas étrangère à sa fonction sociale, tout comme son rôle rituel ou magique n'interdit pas l'appréciation de sa beauté par ses utilisateurs. Plus l'objet a une fonction importante, plus ses qualités esthétiques sont évidentes ; un lien étroit unit fonction et beauté, l'une supportant l'autre en favorisant son éclosion et la seconde magnifiant la première en l'exaltant. Il faut éviter par-dessus tout de figer dans une unité tribale un ensemble d'objets, ou bien à l'inverse, de tout dissoudre. Il se passe actuellement une tentative de cet ordre avec les Dogon.
Contrairement à ce que certains "ethnologues" voudraient nous faire penser, l'Afrique ne vit pas dans un éternel présent. Il n'existe pas une seule conception de l'histoire. Ici comme ailleurs, les habitudes ont .changé, évolué et il en est de même pour la sculpture. D'autant que, selon l'origine clanique ou familiale de l'informateur sur le terrain, la statue aura des significations différentes et l'homogénéité du groupe observé sera tout aussi fluctuante que les attributions. Le mythe étant changeant, l'interprétation de ce mythe le sera aussi. Dans ce domaine, rien n'est jamais définitif. Un objet, en Afrique; est aussi mouvant que le verbe et les sculptures africaines sont le support de la parole.
Mais rien ne vous empêche, devant une sculpture, d'une qualité exceptionnelle, donnant une version originale du monde, de percevoir la volonté du sculpteur de traduire une idée.
Sculpture
Les œuvres à caractère naturaliste, comme les têtes d'Ifè, vous seront plus vite accessibles, car elles agiront sur votre registre culturel, visuel, sensuel, tactile. Ce sont des chefs-d'œuvre, certes, mais une variété seulement parmi l'énorme somme de solutions plastiques proposées par la sculpture africaine. Frobenius, en découvrant ces têtes en igio, les a immédiatement rattachées à la Grèce, en croyant avoir retrouvé l'Atlantide. Juan Gris, lui, déclare dans Action, en avril 1920, à propos de l'art africain : « II est le contraire de l'art grec qui se fondait sur l'individu pour essayer de suggérer un type idéal.» Et j'ajoute : ce serait tuer l'art grec que de le voir unique. Les œuvres d'Ifè sont totalement africaines ; si vous les regardez attentivement, vous constaterez rapidement que vous ne pouvez les confondre avec aucune autre sculpture au monde.
Mais devant l'art africain, plus vous serez agressé, dérouté, plus il vous faudra être attentif ; n'ayez pas peur de la commotion, du choc. Avant de vous exprimer, ne cherchez ni la signature ni la date. Attitude - que stigmatise J.-M. Drot - de la pensée systématique, étiqueteuse du monde occidental. Les sculptures africaines ne portent pas de signature et sont hors de notre chronologie. Retenez avec votre œil : «L'œil doit brouter la surface, l'absorber partie par partie, et remettre celle-ci au cerveau qui emmagasine les impressions et les constitue en un tout. L'ail suit les chemins qui lui sont aménagés dans l'œuvre.» (P. Klee.) Approchez-vous de ce que vous pouvez sentir, saisir, comme la sensualité contenue dans la sculpture africaine et ne pensez pas en termes d'expressionnisme, de cubisme ou de réalisme, ne croyez pas qu'un masque rit ou pleure. Me vous laissez pas séduire par les matières, l'or, le bronze, les patines laquées, sinon vous resteriez dans le Catalogue des opinions chic. Il y a aussi un temps de parcours autour d'une sculpture tridimensionnelle, indispensable à sa compréhension. Être actif devant une statue, c'est ce qui vous sera peut-être le plus difficile car nous vivons aujourd'hui dans le bidimensionnel, le règne des images. Cela modifie notre perception de la sculpture. Elle est de plus en plus absente de notre environnement, si ce n'est sous la forme de " monuments aux morts " ou de faire-valoir de l'architecture. Il convient donc d'exercer son œil afin de découvrir dans cette vaste production artistique, dans ce labyrinthe (dans ce livre, plus précisément la sculpture africaine) les temps forts, les signes-mères, autant d'expressions originales de la puissance de création et de la maîtrise technique.
Dimension
La sculpture africaine est, en général, de petite dimension, elle dépasse rarement un mètre, très rarement un mètre quatre-vingts. Cela ne l'empêche pas d'ailleurs d'exprimer une certaine monumentalité. Ces proportions tiennent de sa manipulation et de son usage à l'intérieur des structures où elle apparaît. Si la statuaire avait un rôle véritablement collectif, elle devrait et pourrait être vue de tous ; et c'est le cas lorsqu'elle s'incorpore à l'architecture. Cependant, même dans ces circonstances, on la rencontre très peu en Afrique : chefferies bamiléké, palais bamum, temples yoruba. Des sculptures de grandes dimensions existent dans certains sites funéraires, comme chez, les konso-gato d'Ethiopie, les bongo du Soudan, les giriama du Kenya, les sakalava et les bara de Madagascar, ou en tant que protection villageoise, clanique ou familiale, comme les bochio des fon du Bénin. Mais elles restent l'exception, alors qu'elles pullulent en Polynésie, en Mélanésie, en Micronésie, chez les Amérindiens, ou en Asie du Sud-Est. Car, a l'inverse des ethnies africaines, ces peuples vivent au niveau social (habitation) et au niveau mental (structures) dans un espace culturel plus collectif. De même, la statuaire monumentale en pierre, qui existe un peu partout dans le monde, des grandes stèles néolithiques de Filitosa en Corse aux mégalithes de l'île de Pâques, des statues colossales précolombiennes à celles, des civilisations païennes de l'Europe centrale n'est que peu présente en Afrique : chez les ekoi au Nigeria, les onso en Ethiopie ou avec les grandes pierres-lyres du néolithique au Sénégal. De plus, c'est dans la pierre que les artistes africains se sont le moins exprimés.
Contrairement aux sculptures, le masque, lui dont l'usage est souvent accessible à toute la collectivité, du moins masculine, peut se développer à loisir dans de grandes dimensions, comme chez, les Dogon, les Mossi, les Baga, etc. Il lui arrive même d'être "sur-dimensionné" par ses porteurs, montés sur des échasses, comme chez les dan de Côte-d'Ivoire ou les punu du Gabon.
Comme partout dans le monde, la sculpture tri-dimensionnelle africaine est apparue avec la sédentarisation, la maîtrise de la technique de l'agriculture permettant une fixation : cela se constate dans tout le Moyen-Orient, le Bassin méditerranéen (Cyclades, Malte, Chypre), la Chine, le bassin du Danube (Roumanie, Tchécoslovaquie) et en Afrique, au Niger, comme viennent de le confirmer les travaux de J.P. Roset. Cette technique va se découvrir ou se transmettre de façon plus ou moins lente et aboutir à. un ensemble de données comme l'écriture, la cité, l'État, l'armée et l'architecture. Ces sociétés d'agriculteurs-chasseurs-pêcheurs, plus ou moins guerriers selon les circonstances, vont produire une sculpture tri-dimensionnelle en général très petite et très proche conceptuellement, en tout cas sur le plan esthétique, de la sculpture africaine. Toutes ces statuettes font preuve dans l'agencement de leurs formes, dans leurs volumes, la précision de leurs lignes, leur réduction à l'essentiel, de leur refus de la copie naturaliste. Elles parviennent à un degré d'invention rarement atteint.
Parole
En revanche, partout où l'homme bouge, chez les chasseurs-cueilleurs ou les nomades-éleveurs (pygmées, bochiman, hottentots, peuls, masaï, comme les aborigènes australiens ou les indiens des plaines), la sculpture tri-dimensionnelle n'existe pas, ce qui m'empêche pas ces sociétés de s'exprimer de façon tout aussi passionnante, dans des domaines aussi divers que les arts du corps, la peinture rupestre, les dessins sur le sable, la gravure des calebasses, les ornements de cuir, les tissages, la chorégraphie, la musique, la danse et le chant, les mythes. Lorsque l'homme bouge, il emmène dans son sac l'essentiel...
C'est à ce point du parcours fait de compréhension et déplaisir qu'il convient de replacer l'œuvre dans son milieu socioculturel :
alors les ethnologues, les linguistes permettent de mieux comprendre le contexte des inventions stylistiques et de mieux les interpréter, D'autant que d'une région a l'autre, d'un ensemble culturel à un autre, la statue peut revêtir une signification totalement différente ou bien «la même fonction peut être exercée par plusieurs formes différentes et inversement une seule forme peut exercer plusieurs différentes» (J.-L. Paudrat). Chez les sénoufo, peu de signes permettent de distinguer tel masque qui inciterait les femmes à l'adultère et tel autre qui en réprimerait la pratique.
Les sociétés dites " primitives " n'utilisaient pas l'écriture, d'où le mépris avec lequel on les a abordées. Faut-il rappeler qu'en 1898 encore, on pouvait lire sous la plume d'André Michel, dans La Grande Encyclopédie : "Chez les nègres, qui comme toutes les races de l'Afrique centrale et méridionale, sont fort arriérés pour tout ce qui est affaire d'art, on trouve des représentations des hommes qui reproduisent avec une grotesque fidélité les caractères de la race nègre." Les traditions orales, on l'a compris maintenant, suppléaient à l'écriture et l'absence de celle-ci ne signifiait pas absence de culture mais bien plutôt un choix délibéré de la part des sages pour éviter de transformer les variations du mythe en un dogme immuable.
Par ailleurs, l'Afrique est en contact permanent avec l'islam depuis le VIIIe siècle, plus ou moins violemment. De ce fait, il y a évidemment de nombreuses affinités entre l'islam noir et l'Afrique traditionnelle, des événements vécus en réalité qui se retrouvent plus ou moins différés dans les mythes et apparaissent dans l'esthétique. Le cheval, par exemple, symbolise le temps de contact avec l'islam galopant ; incorporé dans la cosmogonie des peuples du delta intérieur et de la boucle du Niger, il représente la nécessité de trouver le temps de nouvelles paroles et de prendre de nouvelles décisions. Mais l'islamisation de Djenné, le long du fleuve Niger, vers 1040, ne va pas empêcher la production artistique de se développer dans tout le bassin du fleuve ; cela pas plus sur les dogon au Mali, où l'Empire songhaï arrive à son apogée au XVe siècle. On trouve des villages où vivent en communauté des peuls, des dogon, des bamana ou des peuples comme les edo et les tomba du Nigeria qui résistent aux pressions des fulani ou des haoussa islamisés. Cependant, l'esprit d'abstraction et de géométrisation de l'islam a certainement tenu un rôle subtil dans le domaine des masques comme dans l'habitat. Mais la pénétration fut sans aucun doute assez, souple et si le Coran interdit toute représentation humaine, l'islam en Afrique a pu vouloir détruire les idoles, il n'a jamais pensé à détruire la sculpture. Avec une foule "d'islams régionaux ", des contacts évolutifs entre le VIIIe et le XIXe siècle, on peut se demander si ce n'est pas l'Afrique qui a "négrifié" l'islam.
La tradition orale africaine ne se limite pas à des récits de fondations, d'émigrations, de luttes contre les envahisseurs, elle englobe tous les aspects de la vie, elle est une école concernant religion, connaissance et sciences de la nature, initiation à un métier, histoire, divertissements : elle engage l'homme dans sa totalité. Il faut apprendre à déchiffrer la sculpture, support de la parole, support du mythe en permanente évolution. Cette parole est parfois d'origine divine, elle présente un caractère sacré. Selon la mythologie dogon, «les premiers hommes étaient dépourvus de parole, inachevés, "secs", malheureux ; ils ne pouvaient réaliser aucun progrès puis Binon Serou reçut un enseignement de l'ancêtre Nommo au cours d'entretiens. Leur mode de vie s'en trouva transformé; de cueilleurs de fruits ils devinrent cultivateurs, la parole les rendit attentifs aux phénomènes atmosphériques et leur permit de régler leur calendrier agricole». (G. Calame-Griaule, Ethnologie et Langage, la parole chez les Dogon. ) Chez les bamana, le verbe est créateur et possède la double fonction d'invention et de destruction. L'importance des mots se retrouve partout en Afrique, d'où les chants rituels, les palabres, les discussions, les rencontres, et ce qui en découle, les marchés. A travers les paroles, passent le temps des fêtes, le temps sacré et, périodiquement, le temps de l'approche des esprits. Tous ces temps sont rendus rituellement présents à travers la parole visualisée, matérialisée sur certains objets. Par exemple, sur la glotte des statues dont les utilisateurs sont surtout des hommes (glotte, élément physiologiquement plus développé chez l'homme) ou sur des bobines de métiers à tisser. Le tisserand africain ne dit-il pas : «La navette tisse la parole.» On peut encore trouver cette parole signifiée par une bouche démesurée, une langue apparente entre les lèvres ou une lamelle de fer jaillissant de la bouche d'un bâton de commandement ou de prise de parole.
L'univers, chez les Africains, est conçu comme un équilibre fragile entre deux forces, la culture, ordre des institutions sociales et la nature, désordre incontrôlable, qui passe de la fertilité par la croissance jusqu'à la mort. Justement la sculpture africaine représente un élément de cette cohésion sociale, par sa présence dans des domaines aussi variés que socio-critique, magico-religieux ou guerrier. Le religieux et la politique, dans la plupart des sociétés, sont étroitement liés ; ce sont en effet les anciens, les "vieux-papas", les hommes de la classe d'âge supérieure, parvenus au plus haut degré d'initiation, qui prennent les décisions concernant la vie de la communauté. Cette longue initiation formatrice se termine tard, puisqu'un homme est considéré, selon le philosophe Hampaté Ba, pour les bamana et les peuls, adulte à quarante-deux ans et que tous n'atteignent pas ce niveau. Encore une fois, il est question de parole : pour parvenir à ce degré d'initiation, il faut savoir poser les bonnes questions. Et, de nouveau, la sculpture prend le relais de la parole : bien que «en général, les sculptures africaines ne représentent pas leur sujet avec un âge particulier» (W. Fagg), la barbe, indice de classe d'âge, de sagesse, de virilité, de capital-mémoire et de connaissances, va se retrouver sur un très grand nombre de statues et de masques. La visualisation de cette barbe est flagrante dans toute la sculpture africaine, alors qu'on ne la, trouve pas au paléolithique et pratiquement jamais au néolithique : une exception, la statue de Béer Safad (4000 av. J.-C.) trouvée en Israël et qui porte une série de trous d'attaches autour du visage, qui permettraient, comme dans la tête de bronze d'Ife d'Obalufon, l'adjonction d'une barbe postiche ; et cela reste une supposition.
La barbe, conceptualisation de la sagesse des anciens, eux-mêmes gardiens de la tradition orale, se matérialise dans la statuaire. La sculpture en Afrique, c'est la parole devenue forme.
Jacques Kerchache
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